2. Au-dessus du vide
Je suis née en janvier 1967 dans une vallée toute blanche. François, mon père, a dû affronter des gonfles, ces tas de neige soufflée par le vent, pour amener Marianne, ma mère, jusqu’à l’hôpital.J’ai le privilège d’avoir eu des parents jeunes. Ma mère avait dix-huit ans lorsqu’elle a donné naissance à ma sœur Caroline et vingt lorsque je suis née. Mon père avait six ans de plus qu’elle. Après ma naissance, il y a eu une fausse-couche. Un récif qui a décroché le petit être en devenir. Lorsque ma mère avait vingt-cinq ans, mon frère Michaël est venu au monde. Des parents jeunes, joyeux et libres. Ils venaient les deux de familles chrétiennes et vivaient leur foi avec élan et générosité.
Je savourais ma vie de petite fille née dans une famille aimante et dans un pays en paix. Tout allait bien. Et pourtant, même dans ces conditions, le danger existe et la mort rôde.
J’ai trois ans. Notre appartement se situe au parterre d’un petit immeuble. Un jour que maman est occupée à l’intérieur, et que la porte-fenêtre est ouverte, je prends ma petite chaise en plastique et je la porte jusque devant un muret qui se trouve le long d’une terrasse, juste à côté de l’immeuble. Ce mur m’intrigue depuis un moment. Qu’y a-t-il derrière ? Je pose la chaise contre le mur. Je monte sur cette échelle improvisée et je regarde. Je vois la rue qui longe notre immeuble, mais je ne distingue pas ce qui se troue exactement derrière le mur, je suis trop petite. Je grimpe sur le dossier de la chaise, me mets à plat ventre sur le mur, je pivote et je me laisse glisser de l’autre côté. C’est là, que je découvre ce qu’il y a derrière le mur : un petit auvent en béton d’un mètre de large et ensuite, le vide !
Quatre mètres plus bas se trouvent des places de parc. Je comprends que je ne peux pas avancer. Je me tourne pour repasser par-dessus le mur, mais je n’ai plus ma chaise. Elle est restée de l’autre côté. Impossible de grimper le long de ce mur lisse. Je me retrouve donc, à trois ans, face à un mur trop haut, le dos dans le vide. « Maman ! » J’appelle, j’appelle.
Ensuite, je ne me souviens plus de ce qui s’est passé. Je sais que ma maman a suivi mes appels et qu’elle m’a prise dans ses bras pour me porter à l’abri. Elle me l’a raconté. Mais c’est comme si le film du souvenir s’est effacé. Comme si je n’ai gardé que l’extraordinaire et que l’ordinaire, c’est-à-dire que ma maman arrive pour me sauver, m’était si logique que ma mémoire n’a pas trouvé cela digne d’être conservé. Lorsque l’on a trois ans et que l’on vit dans un monde équilibré et doux, que notre maman vienne nous tirer du danger semble quelque chose de parfaitement naturel. Pourtant, combien d’enfants dans le monde pourraient être en accord avec cela ? Combien y a-t-il d’enfants sur notre terre qui peuvent témoigner que c’est tout à fait courant que lorsqu’ils crient « Maman ! », elle les sauve ? Plus tard, j’ai découvert, avec les enfants que nous accueillions, et ensuite dans le cadre de mon métier d’éducatrice spécialisée, qu’on peut crier parfois de tout son être et que le secours ne vient pas.
Ce jour-là, la curiosité avait rempli toutes mes pensées et mon corps s’était mis en mouvement, comme tiré par un fil. Il fallait que je sache. Je m’étais laissée glisser à l’aveuglette le long du mur. Et s’il n’y avait pas eu d’auvent derrière le mur, mais seulement le vide ? Et si, en me laissant glisser, j’avais perdu l’équilibre et j’étais partie en arrière ? Et si j’avais paniqué ? Ou pas eu conscience du danger et tenté de sauter quatre mètres plus bas ? Et si j’avais essayé de grimper le long du mur et que j’avais chuté ? Le bitume en dessous ne m’aurait laissé aucune chance.
Il suffit de si peu pour que la vie cesse. A trois ans, comment fait-on face à la mort ? Souvent, on ne remarque rien. J’aurais pu tomber. Je suis restée debout. La mort a reniflé l’odeur de ma peau et puis, elle s’est retirée.
Deux ans plus tard, nous sommes en vacances à la mer. J’échappe à la vigilance de mes parents. J’enfile mes palmes, mon masque et mon tuba et je nage, droit devant moi. A travers mon masque, je regarde le fond sablonneux qui s’éloigne de plus en plus. Je trouve cela très beau. Puis, le fond devient noir. Au bout d’un moment, je m’arrête, je lève la tête hors de l’eau en prenant garde de respirer de l’air avec mon tuba, comme papa m’a appris. Je regarde devant moi. Rien que la mer. Personne d’autre que moi. Je me retourne et je vois la plage, au loin. Sans aucune inquiétude, je remets ma tête sous l’eau et j’agite mes palmes. De temps à autre, je lève la tête pour voir si je suis dans la bonne direction. Je retrouve la plage et mes parents.
Là aussi, le film du souvenir s’arrête. L’eau tiède du début de la vie peut devenir l’eau amère de la noyade. La vie ne tient qu’à un souffle.
J’avais rarement peur. J’étais une petite fille qui attrapait les opportunités d’exploration et je m’y jetais sans trop réfléchir. Ma tête était remplie d’aventures, d’indiens et de cowboys, de jeux, de courses, de rires avec la bande de copains du quartier. Je me racontais des histoires et m’inventais des vies.
Ma mère m’a narré la fois où elle m’a trouvée en train de marcher comme une équilibriste sur le bord arrondi de la baignoire en émail. Il m’arrivait aussi de grimper sur le toit d’une fusée en métal qui trônait sur la place de jeux. La fusée, qui me paraissait très haute, était faite de cercles en métal sur lesquels on pouvait monter, comme sur une échelle. Le toit était visiblement prévu pour protéger de la pluie. Mais, il était bien tentant d’aller voir comment c’était depuis là-haut. Je montais jusqu’au dernier échelon. Ensuite, il fallait se pencher en arrière, à l’horizontal et se pendre dans le vide pour dépasser le rebord du toit. Puis, l’instant devenait crucial : trouver en tâtonnant où s’accrocher pour se hisser par-dessus. Bien sûr, le toit n’avait aucune prise et était en métal bien poncé. Je me rappelle la félicitée d’être à califourchon sur ce toit tiédi par le soleil et d’admirer l’horizon avec fierté. Ensuite, il fallait trouver comment redescendre sans tomber…
A la même époque, avec les copains, nous nous amusions avec bonheur dans un immeuble en chantier, les soirs d’été. Nous passions sous les panneaux d’interdiction et jouions à cache-cache entre les planches et les échelles. L’un de nous avait remonté le col roulé de son pull et il avançait sur une poutre en disant qu’il était l’homme sans tête. Nous étions parfaitement heureux et inconscients du danger.
Pourtant, la mort était déjà passée dans ma vie. Une petite copine de l’école enfantine avait été écrasée par une voiture. Elle devait avoir cinq ans, comme moi. J’ai un souvenir flou de la maitresse qui nous annonçait cela. Je ne me rappelle pas du tout de cette petite fille, ni de son prénom, ni de son visage. Je me souviens juste qu’elle était morte sur la route.
Je savourais ma vie de petite fille née dans une famille aimante et dans un pays en paix. Tout allait bien. Et pourtant, même dans ces conditions, le danger existe et la mort rôde.
J’ai trois ans. Notre appartement se situe au parterre d’un petit immeuble. Un jour que maman est occupée à l’intérieur, et que la porte-fenêtre est ouverte, je prends ma petite chaise en plastique et je la porte jusque devant un muret qui se trouve le long d’une terrasse, juste à côté de l’immeuble. Ce mur m’intrigue depuis un moment. Qu’y a-t-il derrière ? Je pose la chaise contre le mur. Je monte sur cette échelle improvisée et je regarde. Je vois la rue qui longe notre immeuble, mais je ne distingue pas ce qui se troue exactement derrière le mur, je suis trop petite. Je grimpe sur le dossier de la chaise, me mets à plat ventre sur le mur, je pivote et je me laisse glisser de l’autre côté. C’est là, que je découvre ce qu’il y a derrière le mur : un petit auvent en béton d’un mètre de large et ensuite, le vide !
Quatre mètres plus bas se trouvent des places de parc. Je comprends que je ne peux pas avancer. Je me tourne pour repasser par-dessus le mur, mais je n’ai plus ma chaise. Elle est restée de l’autre côté. Impossible de grimper le long de ce mur lisse. Je me retrouve donc, à trois ans, face à un mur trop haut, le dos dans le vide. « Maman ! » J’appelle, j’appelle.
Ensuite, je ne me souviens plus de ce qui s’est passé. Je sais que ma maman a suivi mes appels et qu’elle m’a prise dans ses bras pour me porter à l’abri. Elle me l’a raconté. Mais c’est comme si le film du souvenir s’est effacé. Comme si je n’ai gardé que l’extraordinaire et que l’ordinaire, c’est-à-dire que ma maman arrive pour me sauver, m’était si logique que ma mémoire n’a pas trouvé cela digne d’être conservé. Lorsque l’on a trois ans et que l’on vit dans un monde équilibré et doux, que notre maman vienne nous tirer du danger semble quelque chose de parfaitement naturel. Pourtant, combien d’enfants dans le monde pourraient être en accord avec cela ? Combien y a-t-il d’enfants sur notre terre qui peuvent témoigner que c’est tout à fait courant que lorsqu’ils crient « Maman ! », elle les sauve ? Plus tard, j’ai découvert, avec les enfants que nous accueillions, et ensuite dans le cadre de mon métier d’éducatrice spécialisée, qu’on peut crier parfois de tout son être et que le secours ne vient pas.
Ce jour-là, la curiosité avait rempli toutes mes pensées et mon corps s’était mis en mouvement, comme tiré par un fil. Il fallait que je sache. Je m’étais laissée glisser à l’aveuglette le long du mur. Et s’il n’y avait pas eu d’auvent derrière le mur, mais seulement le vide ? Et si, en me laissant glisser, j’avais perdu l’équilibre et j’étais partie en arrière ? Et si j’avais paniqué ? Ou pas eu conscience du danger et tenté de sauter quatre mètres plus bas ? Et si j’avais essayé de grimper le long du mur et que j’avais chuté ? Le bitume en dessous ne m’aurait laissé aucune chance.
Il suffit de si peu pour que la vie cesse. A trois ans, comment fait-on face à la mort ? Souvent, on ne remarque rien. J’aurais pu tomber. Je suis restée debout. La mort a reniflé l’odeur de ma peau et puis, elle s’est retirée.
Deux ans plus tard, nous sommes en vacances à la mer. J’échappe à la vigilance de mes parents. J’enfile mes palmes, mon masque et mon tuba et je nage, droit devant moi. A travers mon masque, je regarde le fond sablonneux qui s’éloigne de plus en plus. Je trouve cela très beau. Puis, le fond devient noir. Au bout d’un moment, je m’arrête, je lève la tête hors de l’eau en prenant garde de respirer de l’air avec mon tuba, comme papa m’a appris. Je regarde devant moi. Rien que la mer. Personne d’autre que moi. Je me retourne et je vois la plage, au loin. Sans aucune inquiétude, je remets ma tête sous l’eau et j’agite mes palmes. De temps à autre, je lève la tête pour voir si je suis dans la bonne direction. Je retrouve la plage et mes parents.
Là aussi, le film du souvenir s’arrête. L’eau tiède du début de la vie peut devenir l’eau amère de la noyade. La vie ne tient qu’à un souffle.
J’avais rarement peur. J’étais une petite fille qui attrapait les opportunités d’exploration et je m’y jetais sans trop réfléchir. Ma tête était remplie d’aventures, d’indiens et de cowboys, de jeux, de courses, de rires avec la bande de copains du quartier. Je me racontais des histoires et m’inventais des vies.
Ma mère m’a narré la fois où elle m’a trouvée en train de marcher comme une équilibriste sur le bord arrondi de la baignoire en émail. Il m’arrivait aussi de grimper sur le toit d’une fusée en métal qui trônait sur la place de jeux. La fusée, qui me paraissait très haute, était faite de cercles en métal sur lesquels on pouvait monter, comme sur une échelle. Le toit était visiblement prévu pour protéger de la pluie. Mais, il était bien tentant d’aller voir comment c’était depuis là-haut. Je montais jusqu’au dernier échelon. Ensuite, il fallait se pencher en arrière, à l’horizontal et se pendre dans le vide pour dépasser le rebord du toit. Puis, l’instant devenait crucial : trouver en tâtonnant où s’accrocher pour se hisser par-dessus. Bien sûr, le toit n’avait aucune prise et était en métal bien poncé. Je me rappelle la félicitée d’être à califourchon sur ce toit tiédi par le soleil et d’admirer l’horizon avec fierté. Ensuite, il fallait trouver comment redescendre sans tomber…
A la même époque, avec les copains, nous nous amusions avec bonheur dans un immeuble en chantier, les soirs d’été. Nous passions sous les panneaux d’interdiction et jouions à cache-cache entre les planches et les échelles. L’un de nous avait remonté le col roulé de son pull et il avançait sur une poutre en disant qu’il était l’homme sans tête. Nous étions parfaitement heureux et inconscients du danger.
Pourtant, la mort était déjà passée dans ma vie. Une petite copine de l’école enfantine avait été écrasée par une voiture. Elle devait avoir cinq ans, comme moi. J’ai un souvenir flou de la maitresse qui nous annonçait cela. Je ne me rappelle pas du tout de cette petite fille, ni de son prénom, ni de son visage. Je me souviens juste qu’elle était morte sur la route.