Éducatrice spécialisée HES-SO, coach membre de SECA, enseignante, auteure, peintre

28. Quitter le rivage

4 février 1999
Cette nuit, F. s’est jetée du Pont Bessières.
 
6 février 1999
Je suis assise sur le rocher du Seigneur. Autour de moi, ça tremble. F. est morte, mon corps et ma santé incertains, mon avenir professionnel flou, mon futur tissu social inexistant, la Cassagne vacille, les autres craquent, Fabian qui postule ici et là…
Moi, assise sur le rocher du Seigneur, je goûte la paix. Rien, absolument rien ne m’éloignera de l’amour du Seigneur. Certitude plus vraie que la vie même : Il est et Il m’aime. De manière unique et pour l’infini.

 
8 février 1999
Lorsque je me laisse descendre et que j’écoute le tout-au-fond de moi, je me retrouve secouée de sanglots presque silencieux. F…
Misère humaine en cri retenu. Depuis tant d’années. Ça me retourne, ça me bouleverse. Je pense à son quotidien d’horreur. Je vois sa chute dans la nuit. Son cri s’est-il enfin lâché, est-il devenu un hurlement ? Le choc en bas, le corps écrasé, le sang…

Au culte, hier, Christian a parlé de consolation. Les béatitudes sont des paroles de consolation pour les disciples. Angle nouveau.
J’ai senti en moi ce besoin de consolation. Parfois, c’est comme si Dieu me prend dans Ses bras et me berce. J’ai eu un moment de forte émotion pendant le culte avec cette certitude que la consolation ne vient que de Dieu. Je suis touchée par les mots ou les gestes de Fabian, les parents, Caroline, Joëlle… mais la consolation profonde vient du Seigneur.

 
11 février 1999
Mardi, c’était l’enterrement de F. Terrible. Par maldonne, nous sommes allés à une célébration qui était réservée pour la famille, dans l’intimité. Il y a eu 6 morceaux de musique. « Elle disait » de Cabrel. « Elle disait : j’ai déjà trop marché… c’était l’hiver dans le froid de son cœur ». L’Ave Maria, du Maxime Le Forestier. A la fin, un homme en noir est venu devant et a dit un peu sèchement « Voilà, c’est fini. Il n’y aura pas d’honneurs car c’était dans l’intimité. Vous pouvez sortir par là » ?! Pas une phrase sur F., pas une prière, rien. Elle qui Te cherchait. Elle qui me demandait de prier pour elle. Elle qui parlait tant. Comme sa façon de mourir, son enterrement ne lui ressemble pas.

Hier, le Professeur Marguerat m’a rencontrée pendant une heure. Merveilleux ! Accueil, écoute et explications claires. C’est rare. Il ne pense pas que j’ai une myopathie génétique, pas mitochondriale. Pour vérifier si j’ai la première, une analyse sanguine peut clarifier. Si elle est positive, c’est que je l’ai. Si elle est négative, cela ne veut pas dire que je ne l’ai pas… La mitochondriale peut être décelée mais cela ne garantit rien. Cela dépend du terrain.
Il penche pour une polymyosite. Sujet peu connu. Il est allé chercher dans des bases de données (brave homme, enfin !) et il a trouvé très peu de choses sur des femmes enceintes et atteintes de polymyosite. Lui, il n’en a jamais rencontrées. Selon les infos, soit la maladie empire car la cortisone fait moins d’effet et il faut augmenter le dosage. Soit elle diminue ou reste stable. On propose la césarienne pour préserver le muscle utérien et éviter des problèmes de non contractions pendant l’accouchement.
Il n’y a pas de preuve d’une augmentation de problèmes ou d’atteinte du fœtus en cas de mère malade. Il pense que si je prends de la cortisone pendant un temps et que mes taux enzymatiques sont contrôlés régulièrement, on peut voir si c’est ce type de maladie ou pas. En effet, ce type de maladie réagit à la cortisone, un autre pas.
Il se dit étonnée qu’on ne m’a pas fait de test anti-myosite. Car s’il est positif ou négatif, tout devient clair. C’est ça ou pas. Il va contacter le Professeur G.

 
La chanson de Cabrel « Elle disait » est marquée au fer rouge. Chaque fois que je l’entends, ma gorge se serre et la silhouette de F. en lambeaux de douleur passe devant moi.
Quelques semaines après le décès de F., j’ai été auscultée par le Professeur K. qui devait me donner des résultats d’analyse. « Il faudra attendre ». « Combien de temps » « Un mois » « C’est long ». Lui, les jambes écartées, un peu affalé dans son fauteuil « C’est quoi un mois ? Vous pouvez bien attendre non ? Ou alors vous voulez vous jeter du pont Bessières ? » Cette violence ! L’image de la chute de F. Je suis ressortie de son cabinet meurtrie, le cœur à vif.
 
10 mars 1999
La semaine passée, j’ai rêvé de bébé. J’accouchais. La nuit suivante, nous avions des jumeaux. La nuit d’après, nous adoptions un nouveau-né et je l’allaitais.
J’aime Fabian comme ce n’est pas possible. Et pourtant, je sais que je peux vivre profondément heureuse seule. Si je le perds, je pense que je serais terriblement meurtrie puis violemment en manque de lui. Mais viendrait un jour comme aujourd’hui où un bonheur sans limite explose et palpite en moi, qui ne vient ni de lui, ni de moi, mais de Toi, Seigneur. Alors, c’est éternel !

Le 4, cela faisait un mois que F. est morte. Je sens tout doucement une consolation. Parfois, encore lorsque le téléphone sonne le soir, je pense que c’est elle. Soudain, en pleine rue, je me rappelle que je ne la reverrai plus jamais. J’aperçois une femme avec une veste orange, un stand de petites jupes soldées, cela me met en arrêt. Mais je n’ai plus ce déchirement, cette douleur aux larmes.
Je n’ai plus non plus ces pans de larmes en pensant à Zürich.
Denis :« Tu es zen ». Valérie dit « Tu vis tout ça bien et pas sans raison ». Je réponds « C’est grâce à ma foi ». Elle dit « C’est à cela que je pensais ».
 
31 mars 1999
C’est fini ! Je ne travaille plus à la Cassagne.
Tout commence. J’entre dans une période de félicitée.
Je suis à Crêt-Bérard pour une retraite de Semaine Sainte. Tout à l’heure, allongée sur le lit éclaboussé de fleurs d’été, je regardais le soleil tiédir mes pieds. Aah ! Devant moi, un mur blanc, une petite table en bois et dessus, un énorme bouquet printanier. D’une beauté, d’un parfum, superbe ! Je me suis sentie dans un champ multicolore et, soudain, j’ai fait deux pas.
Mes pieds nus se sont enfoncés dans de l’herbe courte tendre parsemée de fleurettes. Bonheur.
Silence, icône, bougie, jonquilles, chant et la Parole.
Tout commence !
Voilà les signes qui arrivent. Cécile va reprendre notre appartement. Quel soulagement ! Dieu, Tu es bien là. Je quitte le cœur léger cet endroit aimé. Il se passe de mains en mains, restant un lieu où la prière s’élève.


A la Main Tendue, Yolla m’a raconté le dernier appel de F. Je lui ai dit l’horreur d’imaginer la chute et j’ai entendu « Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonnée ? » résonner en F. Quelques minutes plus tard, Jacqueline me parlait de F. et tout de suite après de Lytta Basset qui formulait « Seigneur, pour quoi m’as-tu abandonné ? » Jacqueline m’a dit qu’elle ne savait pas pourquoi elle me disait ça !

A un autre moment, j’ai informé Mark de mon départ fin juin. J’ai dit ma souffrance, mon déchirement de quitter la Main Tendue. J’ai pensé à la vigne qu’on élague. Pour moi, quitter la Main Tendue, c’est couper à vif une branche pleine de fleurs et de fruits. Ça fait mal ! En fin de soirée, j’ai annoncé mon départ à Luc. Après ses regrets exprimés, il m’a parlé des branches en fruits qu’il faut élaguer.

Pour quoi suis-je ici ? Je suis un peu morfondue par cette retraite-étude musicale. Soudain deux choses me sont apparues. D’abord pour ouvrir mes oreilles. Cela fait longtemps que je ne les ai pas utilisées ainsi. Puis l’allemand. Ce sont des chants en allemand. La Passion selon Saint Matthieu de Bach. En écoutant, ce matin, le chant en allemand, la langue m’a frappée et j’ai commencé à m’intéresser à la traduction, à diverses traductions. Contraste. Ce mot vient souvent aux lèvres de René Salinger, le conférencier.

Vendredi Saint
Le Christ a été arrêté, battu, humilié.
Le ciel s’est voilé.
Gris, plus froid.
Le Christ souffre.
C’est insupportable.

Je suis montée dans la tour, au-dessus du parloir. Ouverte à tous vents, tiède et ample. Autour, le monde.
Je suis à ta disposition, Seigneur. Dis-po-nible !
Ma chambre est un nid mansardé. Je n’ai besoin de rien de plus, ni de personne. Je pourrais me passer du monde entier, tant que j’ai le Seigneur.

Le Christ est mort. Douleur !
Je voyais son corps décharné, sanglant, troué. Je me voyais le prendre dans mes bras pour le bercer, le consoler. Que le passage a été terrible !
Je veux bercer et rassurer tous les Christ meurtris en nous. Aimer chacun.
 
3 avril 1999
Deuil, attente.
Soleil triste, terne.
Juste le silence et mon regard se tend vers la tombe creusée dans le rocher, sombre, froide, humide.
Et Lui ? Dans le noir et la douleur, dans l’injustice et l’oubli, Lui, se bat. A coups de poing, d’épées et de violence ou juste par l’immensité de Sa royauté ? Comment fût la lutte ?

Fin du travail à la Cassagne, Pâques, départ de Lausanne et de la Suisse Romande, nouvelle vie, nouvelle langue, nouvelles relations, nouvelle paroisse, nouvelles activités.
Seigneur, je suis dans un passage, que chaque pas me rapproche de Toi. Inspire-moi dans mes choix, dans ma perception des priorités, dans mon accueil du nouveau et dans ma persévérance.
Couchée à terre, je m’ouvrais à Toi. Je T’offrais ma détresse face à l’allemand. Je réalise à l’instant que je suis ici pour commencer à aimer cette langue. Une nouvelle langue du cœur.
Ici, j’ai rencontré Anne-Marie, deux tentatives de suicide, qui m’offre avec innocence des pans de vie.
J’ai par moment un immense chagrin derrière la peau de mon visage. Lorsqu’il y a Pierre ou Judas, ou lorsque le Christ est battu. Je Le vois sans défense, de plus en plus meurtri et sanglant. Larmes.
 
4 avril 1999
Christ est ressuscité, Il est vraiment ressuscité, alléluia !
Retour à Lausanne en fleurs et en soleil. Par une fenêtre voisine s’élance un chœur de la Passion de Bach.
C’est bien et c’est bon.
Je suis allé voir le jardin. Il y a le petit arbre qui offre des chiffons roses encore tous repliés. Le poirier est audacieux. Un narcisse devant moi, dans un verre, m’envoie des effluves. Les tulipes ont déjà commencé à jeter un œil orangé.
Ça va vite ! Le printemps explose.
Je désire qu’il y ait un avant et un après Pâques 99. Comme un renouveau inattendu, flamboyant et doux, une rencontre de lumière, un sursaut de vie et une course folle pour en offrir l’éclat à d’autres. Je désire être une Marie Madeleine, encore frissonnante de la tombe vide, des mots de l’ange et du regard du Christ, qui se hâte d’aller porter plus loin ce germe de vie : l’Espérance. Semeuse d’Espérance, porteuse mais pas courbée, non, porteuse en avant, comme avec un trésor dans les mains tendues, comme avec une couronne légère. Fière et généreuse, simple et riche, humble et reconnue, existant à travers Toi, détachée des lourdeurs, des bassesses, des horreurs, le regard plus loin, au-delà, vers Toi. Et que Toi dans l’autre bouge, qu’il palpite et grandisse comme un enfant dans le ventre de sa mère. Que je le voie, le sente et l’aime.
 
9 avril 1999
J’espère que ma disponibilité va être mise à profit. Je me suis offerte. Qui voudra de moi ?
J’ai cette Paix inexplicable. Je suis fondamentalement heureuse. Comme si je suis nid du Souffle.
En attente, en projet, en friche, en taille, mon Dieu, tout cet à-venir devant moi !
En décembre, c’était un grand trou noir, vertigineux et tourmenté qui m’attendait. Aujourd’hui, c’est lumineux, fleuri et chaud. Quel cheminement en trois mois !
Je sens un épurement, une disponibilité, une légèreté, une ouverture, un relâchement nouveau. Je raccroche d’un bel échange téléphonique avec Joëlle, les joues rouges. Ça, c’est quand je me suis branchée sur la Source, l’énergie de vie, Ton souffle. Parler de cela ou simplement être dedans me chauffe et me bouleverse. Je fais le plein de force.
Ce weekend, nous étions à Zürich. Ah, Zürich si belle, ses ruelles piétonnes, ses maisons anciennes, cette nonchalance d’un samedi ensoleillé. Comme j’ai aimé Zürich ! Son parc généreux au sommet de la butte de Enge avec sa maison de quartier, ses 1200 fontaines, ses maisonnettes avec jardinets. Seigneur, prépare-nous notre nid.
 
21 avril 1999
Pas de nouvelles pour les enzymes.
J’ai passé de belles heures avec grand-maman Irène, Reinette. J’ai enregistré ses souvenirs dans le but de les mettre par écrit et les donner à la famille.
Il fallait la voir, les joues rosées, le regard jeune et rieur, les mains en mouvements vifs, me raconter la période où ils ont tenu une ferme. C’est un rêve inachevé, un peu douloureux, mais quand elle y retourne avec les mots, fabriquant du pâté, elle vibre et rit. Beauté.
J’ai commencé à écrire. Dans le brisement de décembre, au fond des larmes du renoncement et de la peur, j’ai senti souffler la brise légère de l’écriture. C’est bien là qu’elle est née vraiment, de la graine que je portais depuis longtemps. J’ai perçu soudain l’immensité des possibles devant moi. C’est une gigantesque trouée dans un mur.