Éducatrice spécialisée HES-SO, coach membre de SECA, enseignante, auteure, peintre

29. Peut-être la vie ?

16 avril 1999
Arnaud et Dominique sont venus passer trois jours avec nous. Beau, bon, doux, douloureux. Ses rires à lui, ses regards à elle, leurs échanges m’ont un peu fait mal. L’espérance dans les yeux de Fabian a rejoint la mienne.
Sur un terrain de jeux, un père m’a rapporté le biberon d’Arnaud, à moi ! Fierté de pousser Arnaud. Tout en sachant que Dominique le sent, et la remerciant silencieusement, puis avec des mots, de m’avoir « prêté » Arnaud un moment. Lui, couché en étoile sur notre duvet. Fabian près de moi, nous jouons aux parents. Rires un peu fêlés.
L’assistante du Professeur Dayer a téléphoné. J’ai rendez-vous le 17 mai. Seigneur…

 
En voyant les gens souffrir lorsqu’ils étaient informés de ma situation au niveau de ma santé, j’ai décidé un jour de ne plus en parler à de nouvelles personnes. En arrivant dans le comité de rédaction d’Itinéraires, je n’en ai donc pas parlé. J’ai côtoyé ces belles personnes pendant des mois. Puis, un jour, Marie-Luce m’a demandé pourquoi je n’avais pas d’enfant. J’ai tenté d’éluder la question. Elle a insisté. J’ai maugréé que j’avais une maladie. Laquelle ? J’hésitais entre l’agacement devant sa curiosité et la confiance que j’avais en elle et en sa bienveillance. Je lui ai parlé de la polymyosite. Elle m’a dit « Appelle mon mari. C’est un spécialiste dans ce domaine ».
 
9 mai 1999
L’été s’est annoncé d’un coup. Depuis une semaine, les fleurs crient. La vigne est méconnaissable. Tout file, éclate et passe. J’aimerais retenir. J’ai peur que le meilleur s’en aille. Je m’arrête et sais alors qu’après les champs de colza et l’enivrement des lilas viendront le jet des coquelicots et la joie du blé. Ensuite les frissons des feuilles rousses. Et l’incroyable éclat de la neige. Mais à chaque moment de beauté, je désire le boire et m’en imprégner chaque cellule. Alors, je regarde et hume et touche, encore.
Fabian, qui dans ses gestes et ses sourires en fossettes, et ses mots, ses odeurs et son cou, ses mains et sa façon de mettre sa veste, de me regarder le matin et de me dire au revoir, qui dépasse toutes mes prévisions, tous mes possibles, me sidère d’amour.

 
19 mai 1999
Peut-être suis-je en train de sortir du tombeau ?
Lundi, le Professeur Dayer m’a encouragée à décrocher l’épée du dessus de ma tête et de la poser par terre.
Les enzymes sont passés de 1700 à 650. Son hypothèse est que j’ai attrapé un virus de polymyosite au Burkina Faso avec une mononucléose. Et que les gonflements étaient liés. Et que je guéris lentement. Même si j’ai cette maladie (ce qui n’est pas encore sûr), cela se soigne avec toutes sortes de médicaments.
Quel choc ! Un immense soulagement. Et des sanglots profonds dans la voiture en rentrant.
Tout à l’heure, avec les parents, un beau coup de fil sur haut-parleur. Je leur parlais de ce deuil à faire, de ce changement de pensée, de jeter « Si je suis encore là » dès qu’on fait des projets, d’écarter l’image de moi agonisante au fond d’un lit prochainement dès que j’entends « demain ». Et de prendre de la distance avec ma peur d’une lente mort douloureuse à Zürich.
Il n’y avait plus un bruit à l’autre bout du téléphone. Je ne comprenais pas ce silence. Après un long temps, j’ai entendu la voix toute tordue de larmes de maman qui disait que cela lui faisait du bien de m’entendre dire ça. C’est là que j’ai entendu les sanglots de papa. Nous avons pleuré les trois et cela a été un instant de forte intensité. Beau. Quelle émotion partagée !
Seigneur, j’ose penser « Si je m’en sors… » ou plutôt « Si Tu m’en sors… » Donc, si Tu m’en sors, je pourrai dire « Quelle épreuve ! Plus de deux ans, depuis décembre 1996. Et quel cadeau ! J’ai vécu une maturation merveilleuse, un cheminement vers Toi lumineux, un compagnonnage fabuleux avec Fabian et une longue marche superbe avec les gens que j’aime. »
Que mes fruits soient éternels et à Ta gloire. Merci pour l’aide perpétuelle que Tu me donnes.
 
1 juin 1999
Depuis l’annonce du Professeur Dayer, j’ai des vertiges. Même assise, j’ai l’impression d’être en bateau. J’ai failli plusieurs fois m’évanouir. Cela m’effraye et en même temps, pas du tout. Je fais l’hypothèse que j’ai été ébranlée lors de cette rencontre et que quelque chose s’est ouvert. C’est comme si j’étais dans une pièce et qu’on a fermé les volets de plus en plus. Il restait un trait de lumière. Et soudain, vlan ! Quelqu’un ouvre violemment les volets et je reste toute éblouie, presque douloureuse.
Mardi passé, j’ai eu mes règles pour la première fois depuis longtemps, Jeudi, maman s’est fait enlever la matrice. Le sang coule et ailleurs, il cesse. Passation ? Maman m’a parlé d’un sac de pleurs qu’elle a déposé dans son ventre lorsqu’elle a appris ma maladie et l’éventualité de ne pas avoir d’enfants. En se faisant opérer maintenant, elle se dit que cela ôtera définitivement ce sac. Echange téléphonique avec des partages profonds et des pleurs. Elle me parle de son besoin de pleurer. Où est le mien ?
Je suis en chemin de deuil. Deuil éventuel de ma maladie, deuil du non-enfantement, du non-couple, de la non-vieillesse. Bizarre de le vivre comme ça. Mais aussi deuil d’une rencontre programmée proche avec Dieu.
Je crois que l’acceptation est le meilleur chemin pour vivre bien et proche de Dieu. Dire « oui » inconditionnellement. Cueillir ce qui vient.
J’ai de moins en moins de vertiges.
Dimanche, Thierry a parlé de Toi et de la trinité comme du Cervin. Une montagne et trois faces. On peut changer d’endroit et voir d’autres côtés de Toi.
Aujourd’hui, je lisais « La Cinquième Montagne » de Paulo Coelho. « Tu vois la Cinquième Montagne ? demanda Elie. De quelque côté que tu regardes, elle te semble différente, pourtant, c’est la même montagne. Il en est ainsi avec tout ce qui a été créé : ce sont les nombreuses faces du même Dieu »
 
13 juin 1999
J’ai commencé à faire des cartons. Nous n’avons pas encore trouvé notre nid.