4. Le gouffre
Mes parents avaient le goût de la musique. Mon papa jouait de la trompette avec talent. Lui et ma maman chantaient très bien. Avec des amis, ils ont monté un groupe de musique liturgique. C’était le groupe Hallel, qui a duré une trentaine d’années. Il était constitué d’une vingtaine de personnes. Comme c’était un groupe œcuménique, il animait autant de messes que de cultes. En été, nous partions en tournée en France ou en Belgique. Mon père dirigeait, chantait et jouait de la trompette. Il y avait un batteur, un ou deux guitaristes, un bassiste, un pianiste ou une joueuse de synthétiseur, parfois un saxophoniste, des chanteurs et des chanteuses solistes ainsi qu’un chœur d’hommes et de femmes. C’était une bande de bons-vivants. Après les concerts, Gaby empoignait la guitare sèche et nous chantions Brassens, Aufray, Fugain, Malicorne. On sortait du saucisson et du fromage. On débouchait des bouteilles et c’était la fête.
Un soir d’été. Nous sommes en tournée en France. Le groupe mange sur une terrasse située sur le toit d’un restaurant. La nuit est tombée. Une partie de l’équipe chante. J’ai neuf ans. Je me sens à l’aise autant avec les enfants qu’avec les adultes, surtout ceux de ce groupe. Quelques personnes vont explorer les alentours de la terrasse. Je les accompagne. Elles remarquent que la maison d’à côté est un cinéma. Nous voyons, sur le toit en pente une fenêtre de la pièce où doit se trouver le projectionniste. Le bâtiment du restaurant et celui du cinéma sont espacés d’environ 50cm. Nous quittons les lumières du restaurant et avançons vers le toit du cinéma. Un adulte me donne la main pour passer par-dessus le vide. Nous grimpons sur le toit. C’est très drôle, nous pouffons devant une telle aventure. Par la fenêtre du cinéma, je vois le film projeté. Il y a une femme nue qui court joyeusement dans un pré, poursuivie par un homme nu et rieur. Je trouve cela très ennuyeux et je décide de retourner sur la terrasse. Les adultes qui sont avec moi regardent le film en s’esclaffant. Je les laisse et je rentre seule, sans les informer. Je descends précautionneusement le long du toit. Il fait très sombre. La lumière de la terrasse m’aide à m’orienter. Soudain, le trou ! J’ai oublié l’espace entre les maisons ! Je chute dans le noir. Une vague lumière au loin, sur ma gauche, provenant de la rue, dévoile sur le sol des tessons de bouteilles, des pierres et ce que je prends pour des fils tirés de cassettes audio. Je porte des shorts. J’ai atterri sur les genoux et les tibias. Douleur. Face à moi, le noir. Sur le côté, au loin, il y a la lueur de la rue mais je ne peux pas bouger pour l’atteindre. Je tente de me relever. J’ai trop mal et pas assez de place. Je suis coincée. Y a-t-il des rats dans le noir ? Ne pas penser, agir… Alors, je crie « Maman ! », encore et encore. C’est que ça chante sur la terrasse !
Ma mère m’a raconté qu’entre deux chants, au loin, très loin, elle a entendu un « Maman !» qui semblait venir des entrailles de la terre. Elle a eu un doute, a tendu l’oreille. « Maman ! » revenait, faible, étouffé, lointain. Pourtant, elle s’est levée, elle a suivi l’appel. Et elle m’a trouvée au fond du trou.
Ce n’est pas simple de me sortir de là. Papa, bon spéléologue, est trop large d’épaules pour descendre. C’est Pierre, l’homme le plus mince du groupe, qui se laisse glisser dans l’espace, attaché à une corde que maintiennent plusieurs hommes. Il me prend dans ses bras et les hommes nous hissent jusqu’en haut. Quel bonheur, malgré la souffrance, de voir la lumière chaude de la terrasse, puis les femmes, dont maman, qui soignent mes genoux et mes tibias écorchés ! Leurs mains sur mes joues, des caresses sur mes épaules, des baisers dans mes cheveux.
Donc jusque-là, j’ai vécu et survécu avec innocence. J’ai côtoyé le danger, sans le voir et j’ai été préservée. Cadeau.
Un soir d’été. Nous sommes en tournée en France. Le groupe mange sur une terrasse située sur le toit d’un restaurant. La nuit est tombée. Une partie de l’équipe chante. J’ai neuf ans. Je me sens à l’aise autant avec les enfants qu’avec les adultes, surtout ceux de ce groupe. Quelques personnes vont explorer les alentours de la terrasse. Je les accompagne. Elles remarquent que la maison d’à côté est un cinéma. Nous voyons, sur le toit en pente une fenêtre de la pièce où doit se trouver le projectionniste. Le bâtiment du restaurant et celui du cinéma sont espacés d’environ 50cm. Nous quittons les lumières du restaurant et avançons vers le toit du cinéma. Un adulte me donne la main pour passer par-dessus le vide. Nous grimpons sur le toit. C’est très drôle, nous pouffons devant une telle aventure. Par la fenêtre du cinéma, je vois le film projeté. Il y a une femme nue qui court joyeusement dans un pré, poursuivie par un homme nu et rieur. Je trouve cela très ennuyeux et je décide de retourner sur la terrasse. Les adultes qui sont avec moi regardent le film en s’esclaffant. Je les laisse et je rentre seule, sans les informer. Je descends précautionneusement le long du toit. Il fait très sombre. La lumière de la terrasse m’aide à m’orienter. Soudain, le trou ! J’ai oublié l’espace entre les maisons ! Je chute dans le noir. Une vague lumière au loin, sur ma gauche, provenant de la rue, dévoile sur le sol des tessons de bouteilles, des pierres et ce que je prends pour des fils tirés de cassettes audio. Je porte des shorts. J’ai atterri sur les genoux et les tibias. Douleur. Face à moi, le noir. Sur le côté, au loin, il y a la lueur de la rue mais je ne peux pas bouger pour l’atteindre. Je tente de me relever. J’ai trop mal et pas assez de place. Je suis coincée. Y a-t-il des rats dans le noir ? Ne pas penser, agir… Alors, je crie « Maman ! », encore et encore. C’est que ça chante sur la terrasse !
Ma mère m’a raconté qu’entre deux chants, au loin, très loin, elle a entendu un « Maman !» qui semblait venir des entrailles de la terre. Elle a eu un doute, a tendu l’oreille. « Maman ! » revenait, faible, étouffé, lointain. Pourtant, elle s’est levée, elle a suivi l’appel. Et elle m’a trouvée au fond du trou.
Ce n’est pas simple de me sortir de là. Papa, bon spéléologue, est trop large d’épaules pour descendre. C’est Pierre, l’homme le plus mince du groupe, qui se laisse glisser dans l’espace, attaché à une corde que maintiennent plusieurs hommes. Il me prend dans ses bras et les hommes nous hissent jusqu’en haut. Quel bonheur, malgré la souffrance, de voir la lumière chaude de la terrasse, puis les femmes, dont maman, qui soignent mes genoux et mes tibias écorchés ! Leurs mains sur mes joues, des caresses sur mes épaules, des baisers dans mes cheveux.
Donc jusque-là, j’ai vécu et survécu avec innocence. J’ai côtoyé le danger, sans le voir et j’ai été préservée. Cadeau.