6. Le prédateur
Cette visite a éveillé en moi une perception nouvelle. A partir de ce jour, une alarme interne se déclenche lorsque je suis en danger. La première fois où j’en ai eu conscience est arrivée peu de temps après la visite de l’ange.
En plus de vivre en communauté, nous faisions de l’accueil. Toutes sortes de gens ont vécu chez nous. Musicien de rue, adolescente fugueuse, clown, réfugié, jeune fille souffrant d’anorexie…
Cette fois-ci, c’était un étranger qui parlait mal le français. Il avait des cheveux noirs frisés et de longs ongles. Il logeait dans la maison d’à côté et mangeait chez nous. Il nous avait cuisiné du couscous une fois Je n’aimais pas beaucoup cet homme. Pendant les repas, il avait une façon étrange de triturer ses ongles en observant fixement ma sœur, qui avait quatorze ans. Il me mettait mal à l’aise. J’avais une douzaine d’années.
A cette époque, nous ne fermions pas les maisons à clé. Même la nuit.
Ce soir, mes parents, Caroline et les amis avec qui nous vivons sont partis pour une répétition de chant avec le groupe Hallel. Je suis seule avec mon frère qui a sept ans. Alors que je suis au lit, au premier étage, j’entends du bruit au rez-de-chaussée.
J’ouvre très doucement la porte de notre appartement, du côté de la salle de bain. C’est la porte la plus proche des escaliers. Je descends à pas de loup quelques marches pour voir qui est là. C’est l’homme que nous accueillons. Il est à la cuisine et se prépare quelque chose à manger. Je remonte sans bruit et rentre dans l’appartement. J’ai l’intention de retourner me coucher mais je ne me sens pas à l’aise. Je reste debout, ne sachant pas quoi faire.
Soudain, je sens en moi une alarme. C’est comme un sifflement strident inaudible qui dit « Attention ! Danger !». Sans comprendre quelle peut être la nature du péril, je sais que je dois me mettre en sécurité et je connais la manière de le faire.
Je ferme à clé la porte de la salle de bain. C’est une porte ancienne qui s’ouvre en tournant une poignée ronde placée en son milieu. Pour fermer la porte, il faut décrocher une chainette en métal qui relie la poignée avec le loquet. Je fais quelque chose que nous ne faisons jamais : je décroche la chainette.
C’est alors que j’entends des pas dans les escaliers. Puis on gratte à la porte. « Stéphanie, ouvre-moi ! ». L’homme chuchote.
Un frisson me parcourt le dos. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Que faire ? Je m’éloigne de la porte et je dis : « Non, je suis déjà couchée ».
Il répond : « Ouvre-moi, juste un moment ! ». « Pourquoi ? ». « Je veux te parler ». Je trouve cela complètement absurde. Un adulte veut venir me parler pendant la nuit, à moi, un enfant… ? C’est bizarre.
« Non, je veux dormir ». Je réponds avec la voix la plus calme possible. Je suis recouverte de transpiration lorsque je vois la poignée de la porte tourner. Il ne respecte pas mon refus!
A cet instant, je pense à la deuxième porte de notre appartement, celle de la chambre de mes parents, qui donne aussi sur le palier. C’est une porte normale, avec un loquet. Pendant qu’il essaie d’ouvrir la porte de la salle de bain, je cours à travers les pièces pour fermer aussi l’autre porte. Je n’arrive plus à respirer tant j’ai peur. A peine ai-je tiré le loquet, que je vois la poignée bouger.
Et maintenant, que faire ? Je vais dans la chambre de Michaël.
Mon petit frère s’est réveillé et est recroquevillé de peur dans son lit, assis le dos contre le mur, les bras autour de ses jambes. Muet.
Pas de téléphone à cet étage. L’homme peut-il casser une des deux portes ? Il faut parler. Mais dire quoi ? Je sais que mes parents sont absents pour un long moment encore. Est-ce qu’il faut dire que mes parents vont bientôt rentrer en prenant le risque qu’il reste dans la maison pour les attendre ? Ou dire qu’ils vont arriver dans longtemps et alors il risque de tenter de casser la porte ? J’y vais à l’instinct.
« Mes parents arrivent bientôt. Tu pourras leur parler à eux ! Moi, je dors ! ». Plus un bruit. Puis, après un temps infini, des pas dans l’escalier. Et ensuite, le bruit de la porte extérieure. Je me précipite vers une fenêtre et je vois l’homme aller vers la maison d’à côté.
Je remets la chainette, j’ouverte la porte de notre appartement et je me rue dans les escaliers. Je ferme la porte de notre maison à clé. Soulagement. Je remonte, je ferme la porte de notre appartement en redécrochant la chainette. Je m’assieds près de Michaël. Et nous attendons nos parents.
Lorsqu’ils sont arrivés, avec ma sœur et le couple d’amis, j’ai ouvert les portes et j’ai tout raconté. Mon père et son ami sont partis vers la maison d’à côté. Moi, je suis retournée dans notre appartement avec ma mère et ma sœur. Le lendemain, l’homme avait disparu. Je ne l’ai jamais revu.
Sur le moment, je n'ai pas compris ce que j'avais risqué. Je n'avais pas conscience des dangers, en particulier ceux lié aux violences sexuelles.
Là aussi, il aurait suffi qu’il n’y ait pas de loquet aux portes ou qu’ils soient encollés par le verni des montants. Nous ne fermions jamais ces portes.
Il aurait suffi que je dorme.
Il aurait suffi que je n’écoute par l’alarme, qui retentissait pour la première fois.
Il aurait suffi que je ne la comprenne pas.
Voici quelques clés pour les personnes qui se sentent touchées par ce sujet.
En plus de vivre en communauté, nous faisions de l’accueil. Toutes sortes de gens ont vécu chez nous. Musicien de rue, adolescente fugueuse, clown, réfugié, jeune fille souffrant d’anorexie…
Cette fois-ci, c’était un étranger qui parlait mal le français. Il avait des cheveux noirs frisés et de longs ongles. Il logeait dans la maison d’à côté et mangeait chez nous. Il nous avait cuisiné du couscous une fois Je n’aimais pas beaucoup cet homme. Pendant les repas, il avait une façon étrange de triturer ses ongles en observant fixement ma sœur, qui avait quatorze ans. Il me mettait mal à l’aise. J’avais une douzaine d’années.
A cette époque, nous ne fermions pas les maisons à clé. Même la nuit.
Ce soir, mes parents, Caroline et les amis avec qui nous vivons sont partis pour une répétition de chant avec le groupe Hallel. Je suis seule avec mon frère qui a sept ans. Alors que je suis au lit, au premier étage, j’entends du bruit au rez-de-chaussée.
J’ouvre très doucement la porte de notre appartement, du côté de la salle de bain. C’est la porte la plus proche des escaliers. Je descends à pas de loup quelques marches pour voir qui est là. C’est l’homme que nous accueillons. Il est à la cuisine et se prépare quelque chose à manger. Je remonte sans bruit et rentre dans l’appartement. J’ai l’intention de retourner me coucher mais je ne me sens pas à l’aise. Je reste debout, ne sachant pas quoi faire.
Soudain, je sens en moi une alarme. C’est comme un sifflement strident inaudible qui dit « Attention ! Danger !». Sans comprendre quelle peut être la nature du péril, je sais que je dois me mettre en sécurité et je connais la manière de le faire.
Je ferme à clé la porte de la salle de bain. C’est une porte ancienne qui s’ouvre en tournant une poignée ronde placée en son milieu. Pour fermer la porte, il faut décrocher une chainette en métal qui relie la poignée avec le loquet. Je fais quelque chose que nous ne faisons jamais : je décroche la chainette.
C’est alors que j’entends des pas dans les escaliers. Puis on gratte à la porte. « Stéphanie, ouvre-moi ! ». L’homme chuchote.
Un frisson me parcourt le dos. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Que faire ? Je m’éloigne de la porte et je dis : « Non, je suis déjà couchée ».
Il répond : « Ouvre-moi, juste un moment ! ». « Pourquoi ? ». « Je veux te parler ». Je trouve cela complètement absurde. Un adulte veut venir me parler pendant la nuit, à moi, un enfant… ? C’est bizarre.
« Non, je veux dormir ». Je réponds avec la voix la plus calme possible. Je suis recouverte de transpiration lorsque je vois la poignée de la porte tourner. Il ne respecte pas mon refus!
A cet instant, je pense à la deuxième porte de notre appartement, celle de la chambre de mes parents, qui donne aussi sur le palier. C’est une porte normale, avec un loquet. Pendant qu’il essaie d’ouvrir la porte de la salle de bain, je cours à travers les pièces pour fermer aussi l’autre porte. Je n’arrive plus à respirer tant j’ai peur. A peine ai-je tiré le loquet, que je vois la poignée bouger.
Et maintenant, que faire ? Je vais dans la chambre de Michaël.
Mon petit frère s’est réveillé et est recroquevillé de peur dans son lit, assis le dos contre le mur, les bras autour de ses jambes. Muet.
Pas de téléphone à cet étage. L’homme peut-il casser une des deux portes ? Il faut parler. Mais dire quoi ? Je sais que mes parents sont absents pour un long moment encore. Est-ce qu’il faut dire que mes parents vont bientôt rentrer en prenant le risque qu’il reste dans la maison pour les attendre ? Ou dire qu’ils vont arriver dans longtemps et alors il risque de tenter de casser la porte ? J’y vais à l’instinct.
« Mes parents arrivent bientôt. Tu pourras leur parler à eux ! Moi, je dors ! ». Plus un bruit. Puis, après un temps infini, des pas dans l’escalier. Et ensuite, le bruit de la porte extérieure. Je me précipite vers une fenêtre et je vois l’homme aller vers la maison d’à côté.
Je remets la chainette, j’ouverte la porte de notre appartement et je me rue dans les escaliers. Je ferme la porte de notre maison à clé. Soulagement. Je remonte, je ferme la porte de notre appartement en redécrochant la chainette. Je m’assieds près de Michaël. Et nous attendons nos parents.
Lorsqu’ils sont arrivés, avec ma sœur et le couple d’amis, j’ai ouvert les portes et j’ai tout raconté. Mon père et son ami sont partis vers la maison d’à côté. Moi, je suis retournée dans notre appartement avec ma mère et ma sœur. Le lendemain, l’homme avait disparu. Je ne l’ai jamais revu.
Sur le moment, je n'ai pas compris ce que j'avais risqué. Je n'avais pas conscience des dangers, en particulier ceux lié aux violences sexuelles.
Là aussi, il aurait suffi qu’il n’y ait pas de loquet aux portes ou qu’ils soient encollés par le verni des montants. Nous ne fermions jamais ces portes.
Il aurait suffi que je dorme.
Il aurait suffi que je n’écoute par l’alarme, qui retentissait pour la première fois.
Il aurait suffi que je ne la comprenne pas.
Voici quelques clés pour les personnes qui se sentent touchées par ce sujet.