Éducatrice spécialisée HES-SO, coach membre de SECA, enseignante, auteure, peintre

8. L'obscurité

Un thème découvert pendant ma scolarité m’obsédait : la Dernière Guerre mondiale et l’attitude des nazis. J’ai dévoré une quantité impressionnante de livres à ce sujet, jusqu’à l’écœurement. Je n’arrivais pas à comprendre comment un humain puisse faire autant de mal à un autre humain. Le sommet de mon épouvante était les descriptions des expériences soi-disant médicales que les médecins nazis pratiquaient sur les Juifs, les homosexuels, les handicapés et les tziganes dans les camps. J’en avais la nausée. Je lisais, et plus je lisais plus je m’enfonçais dans le rejet de certains humains. Au lieu de développer de la compassion ou de désirer me mettre en mouvement pour aider ceux qui sont dans la détresse, je me suis mise à nourrir une peur de la violence de l’autre qui s’est muée en colère. Sachant qu’on pouvait agresser quelqu’un à ce point, je me suis créé une carapace résistante pour me protéger. Je ne comprenais pas ce qui était touché en moi. Me sentant attaquée dans mes valeurs, qui m’étaient encore floues, j’ai contre-attaqué avec rage.

Une haine des Allemands a grandi en moi. Ils cristallisaient mon incompréhension devant le comportement de certains humains, ma peur et la colère qui la couvrait d’airain. J’avais leur langue en horreur. Mon enseignant d’allemand me paraissait brutal et injuste. Il avait régulièrement un comportement humiliant face à certains élèves et je le trouvais cruel. En première année secondaire, nous tremblions tous devant lui. Mes notes étaient si catastrophiques en allemand que cela a fait chuter ma moyenne guère vaillante et j’ai dû redoubler cette année. Malheureusement, j’ai continué pendant toute la fin de ma scolarité à avoir cet enseignant. La peur du début face à lui s’est muée en haine. Un jour, je l’ai vu frapper un élève particulièrement petit et faible, devant toute la classe. C’était pour moi la démonstration de la malfaisance de la culture allemande. J’en devenais xénophobe.

Après l'école, j'ai poursuivi mes études dans la même région.
Mon rejet des Allemands est allé si loin que mes parents m’ont obligée à faire un échange linguistique avec une adolescente allemande. Elle est venue deux semaines chez nous et ensuite, je suis allée deux semaines en Allemagne. J’ai découvert des gens sympas, bien loin de l’image des nazis que je leur avais collée sur la peau. J’ai arrêté de lire ces récits de guerre. Je garde le souvenir d’un livre qui m’avait fait du bien. C’était le récit de prisonniers d’un camp de concentration qui avaient réussi à s’enfuir et avaient survécus.
Ce séjour en Allemagne m’a apaisée. J’ai pu mettre des noms et des visages normaux sur des citoyens allemands. J’ai tout de même conservé une retenue face à la langue allemande et, par ricochet, au suisse-allemand. Cela alimentait un non-intérêt pour les Suisses alémaniques. Vivant dans une ville bilingue, francophone et germanophone, je tournais le dos aux Alémaniques. Toutefois, il y en avait certains, bilingues, que je côtoyais volontiers. Mais les autres recevaient mon indifférence. J’avais prévu de quitter cette ville définitivement de toute façon et je n’utiliserais ensuite plus jamais l’allemand dans ma vie. Mon avenir était en Suisse romande, en francophonie pure.

Mais je sentais une violence en moi. Ça bouillonnait. Face au mal, je devenais dure. J’aurais voulu écraser ceux qui faisaient du mal à d’autres ou à moi-même. Cette prise de conscience de l’horreur dont un être peut être capable, me donnait une pulsion agressive. Ma propre violence me rassurait. Mais parfois, je me faisais peur. J’avais des phantasmes qui m’effrayaient. Des fois, je sortais le soir avec l’envie qu’on m’agresse. Juste pour avoir une bonne raison de fracasser mon agresseur. Je n’imaginais même pas que j’aurais pu avoir le dessous. J’avais des élans qui me prenaient et je brûlais de frapper, frapper… Jamais personne ne m’a agressée, Dieu merci.  J’apprenais à contrôler ma violence physique. Mais je sentais un monstre en moi. Un côté souriant et gentil et un côté terrifiant et mauvais. Il y avait quelque chose en moi de très violent que je m’efforçais de faire taire. Par contre, verbalement, je savais faire très mal. Certains m’avaient dit que j’étais un rouleau-compresseur. Remplie d’assurance, je me sentais forte et j’avais l’impression que rien ne pourrait m’atteindre. Je me sentais marcher sur un fil. Il suffisait de peu pour que le monstre prenne le pouvoir. Un soir, je l’ai senti me dominer et j’ai eu très peur.

Il fait nuit. Nous discutons autour de la table de la salle à manger, avec mes parents et des amis. Soudain, l’un de nous remarque que des gens marchent dans le jardin. Nous réalisons vite qu’ils dévalisent notre cave à vin. Mon père sort en courant. Je le suis sans réfléchir. Dans le jardin, je ramasse une pierre très grosse. Elle doit peser deux kilos. Les voleurs prennent la fuite en voiture. Tout se passe très vite mais je le vis au ralenti. Je me mets au milieu de la route. La voiture freine devant moi. Je suis dans la lumière des phares. Je distingue à peine la silhouette des hommes dedans. Je vise le passager. Je lève la pierre au-dessus de ma tête. Je suis tremblante de haine. Cet homme vient de se servir dans notre cave. Quel salaud ! Je prends mon élan. Je veux viser la tête. Le temps semble arrêté. Il n’y a plus un bruit. J’entends déjà le pare-brise voler en éclats. Je pense que je vais atteindre le passager et que son crâne va craquer. J’ai en moi une joie terrible, noire et rouge. Le monstre en moi me remplit de jubilation douloureuse. Je vais jeter la pierre lorsqu’un éclair traverse ma tête et j’entends ces mots en moi : « Ne tue pas !! ». D’un coup, je me sens comme une marionnette dont on a coupé les fils. Je perds ma rage subitement, ma colère rouge s’éteint et je laisse tomber la pierre par terre. Je m’écarte du chemin. Je regarde les voitures foncer dans la nuit, suivies par celle mon père et celle de ses amis. Je rentre. Je suis épuisée. Dans ma tête, une ritournelle : « J’ai failli tuer un homme, j’ai failli tuer un homme ». Rien que pour du vin volé… Et je me souviens combien j’avais eu envie de le faire, si fortement envie… Je me demande combien de fois, « on » arrivera à me stopper. Et j’ai peur de la fois où plus rien ne pourra arrêter le monstre.
Je n’en parle à personne.

 
Je fréquentais une école paramédicale et présociale. Ce fût un éveil. De l’élève moyenne que j’étais, je me suis sentie propulsée dans une autre catégorie. Les cours de psychologie me comblaient. Cela touchait exactement ce qui me passionnait. La biologie et l’anatomie m’ont éblouie. Le français me plaisait, le prof d’allemand était drôle et sympa. Je me suis découverte un goût pour l’informatique malgré un professeur assez discutable. Ce dernier enseignait aussi la physique et chaque cours était un désert à traverser. Il nous enseignait de telle manière que la classe entière n’y comprenait rien. Il nous réexpliquait exactement comme la première fois, sans succès. Il se fâchait, criait, disait que nous étions tous nuls, qu’un enfant de 3 ans aurait compris et que nous n’arriverions à rien dans la vie. J’ai développé un rejet pour la physique. Plusieurs autres branches me comblant, j’ai reçu mon diplôme avec la meilleure note de la volée. Stupeur ! Mon image d’élève assez médiocre a été bien ébranlée mais il m’a fallu encore de nombres années avant de croire que j’étais intelligente.