Éducatrice spécialisée HES-SO, coach membre de SECA, enseignante, auteure, peintre

9. L'étrange

J’ai découvert chez moi une sensibilité particulière pour des phénomènes inexplicables.

Je jouais du piano, mais cela me donnait mal au dos. Ma professeure de piano m’a encouragée à faire de la relaxation. Je me couchais dans ma chambre, sur le dos et je me détendais en me concentrant sur ma respiration.

Je fais cet exercice un après-midi tout en écoutant de la musique, allongée dans ma chambre. Il m’arrive alors quelque chose de très dérangeant. Lorsque mon corps est totalement détendu, j’ai la nette sensation de m’envoler. J’ai l’impression de quitter mon corps par le torse. Mon corps est en dessous de moi. Puis, je me mets à flotter de plus en plus haut dans ma chambre en allant de gauche à droite comme une barque. Ensuite, j’ai la sensation de tourner sur moi-même. Je ne sais pas du tout ce qui m’arrive et je suis intriguée. Je ne sens plus mes membres, ma tête, mon ventre. Je vole, sans autre sensation. Une pensée me traverse : « Et si je n’arrive plus à retourner dans mon corps ? ». Cette pensée me fait peur. Je m’imagine devoir rester hors de mon corps, incapable de retrouver une vie normale. Et plus je vole, plus j’ai peur. Alors, j’utilise toutes mes forces pour revenir, redescendre. Je rentre dans mon corps. Je bouge une main, un pied, un bras. J’agite tout mon corps, infiniment soulagée. Je me lève en me promettant de ne plus jamais refaire cet exercice. Et j’arrête le piano.

Il m’est arrivé aussi de voir des formes qui flottaient dans ma chambre. Rien d’effrayant mais cela ne me plaisait pas du tout. Je me souviens d’une forme hexagonale en trois dimensions qui semblait être faite en fil de cuivre. Quand cela arrivait, je m’en détournais.

Je me sentais en dissonance. Il y avait un combat terrible en moi. La lecture de « La croix et le poignard » de David Wilkerson avait fait vibrer quelque chose de puissant intérieurement. Je ressentais une immense compassion pour les enfants malheureux, les ados tourmentés, les jeunes en perdition et les adultes en quête. La dimension spirituelle de ce livre est restée longtemps dans un angle mort. J’avais envie de me jeter dans la bataille de l’injustice et d’arracher le plus de personnes possible aux griffes du désastre. Je voulais que les gens soient heureux. Je me destinais à devenir éducatrice spécialisée pour soutenir les autres, ceux qui vont mal et qui souffrent. Je le ressentais comme un appel, une évidence.

Il y avait d’un côté la jeune fille qui désirait aider les autres. Et d’un autre côté, il y avait ces pulsions de rage, de colère contre tout ce qui crée de la douleur, de la peur, du désespoir. Je passais d’un excès à l’autre. Sauver le monde et en même temps détruire le mal. Être une de ces superhéroïnes qui aidaient en massacrant. Je ne trouvais aucune autre réponse valable face à la violence des autres que d’y opposer ma propre violence. Ma mère me parlait d’amour, de pardon. Elle me disait que dans chacun il y a quelqu’un à aimer. Je l’admirais pour sa douceur et sa tendresse. Mais je la trouvais vulnérable et je la croyais en danger.

De seize à dix-huit ans, j'ai brûlé de haine pour une femme. Cette haine s'est développée à cause d'une peur qui s'était installée en moi. Je croyais que cette femme allait détruire notre famille. Je me sentais impuissante. J'ai commencé à avoir des idées noires, de plus en plus. Je ne pouvais pas en parler à ma mère, ni à mon père parce que je voulais les protéger. Je me couchais le soir et les idées arrivaient. Je priais, mais ça ne changeait pas. Je demandais seulement à Dieu de m'aider et de pouvoir dormir. Je m'endormais très tard et me réveillais plusieurs fois dans la nuit en sursautant, pleine d'angoisse, croyant mourir.

Mes pensées de nuit se sont lentement transformées. J'ai commencé à penser à la mort qui délivrerait. Mais pas contre moi, contre elle. A 17 ans, l'idée de la mort fait partie du développement de la personne. Certains s'agressent eux-mêmes, d'autres agressent les autres, d'autres encore l'apprivoisent. L'idée que cette femme meurt me remplissait d'horreur et de joie. Chaque nuit, je nourrissais ma haine, qui croissait, prenait de plus en plus de place en moi. J'ai passé des mois à imaginer sa mort. Je me voyais la tuer. Je la voyais mourir. Le soir, dans mon lit, je me passais le film de ce meurtre. Plus les nuits avançaient, plus il y avait de sang et de cris. J'en arrivais à la torturer, à la faire mourir à petit feu. C'était horrible. J’étais devenue en pensée exactement comme ces nazis qui avaient hanté la fin de ma scolarité. La journée, je souriais et parlais normalement aux autres. Lorsque je la croisais, je n'étais plus qu'un bloc glacial. La nuit, je la torturais dans mes pensées des heures durant. Mais je me faisais peur, je me dégoûtais, me détestais de nourrir de tels phantasmes. Je ne me comprenais plus. Je sentais bien que je marchais lentement vers le meurtre réel, le passage à l'acte. Je pensais aux alibis, aux vêtements à porter ce jour-là, où cacher les instruments de torture, comment détruire des preuves. Je partais en vrille, je tombais dans un trou, impuissante. Cette haine m'empoisonnait, me détruisait. J'avais terriblement envie de tuer cette femme, que tout s'arrête enfin. C'est alors qu'il s'est passé quelque chose de totalement inattendu. Ça a l’air d’un conte de Noël, mais c’est vrai.

J’ai dix-huit ans. Un matin de Noël, en me réveillant, j'entends en moi une voix qui me dit: « Pardonne-lui ». Je sais qu’il s’agit d’elle. Cela me rappelle la voix qui m’a dit « Ne tue pas ! ». Ça me cloue sur place ! Un immense combat commence en moi. La plus grande partie de moi, la nuit en moi, refuse, choquée. Lui pardonner ?!! Et quoi encore ? C'est elle qui fait du mal. C'est à cause d'elle que je suis rongée de haine. Je souffre depuis des années. Et je devrais pardonner ? Jamais ! Elle n’en est pas digne ! Mais une autre partie de moi, mince comme une aile de papillon touchée par un rayon de soleil, chuchote : « Je veux la paix, je veux dormir, je veux aimer, je veux être libre, oui libre, LIBRE !!». Soudain, mon cœur s'ouvre tout grand. OUI ! Je choisis de dire oui à cette voix. Je commence à croire que c’est Dieu qui me parle et qui répond à mes prières. Personne ne m’a dit que Dieu peut parler ainsi en nous, mais je ne vois pas d’autre explication. Cette voix, on dirait une pensée, mais elle est si insolite, inattendue et claire que je suis sûre que ce n’est pas de moi. La nuit en moi se rebelle, me dit milles horreurs, me brûle, mais le soleil me fait tant envie. Je dis à haute voix : « Dieu, si c'est toi qui as parlé, je veux t'obéir. Si aujourd'hui, et uniquement aujourd'hui, je croise cette femme, je lui pardonnerai ».

Toute la journée, je suis dans la rue à distribuer du thé pour Noël, avec l’organisation Frater Noël. Je regarde tous les visages, observe les gens qui passent. Mais elle ne vient pas. Le soir, nous accueillons des gens isolés ou ayant peu de moyens dans une grande salle où on fête Noël tous ensemble. Toute la soirée, je regarde, observe. Mais elle ne vient pas.

La fête arrive à sa fin. Peu avant minuit, je raccompagne des gens vers leurs manteaux et leur souhaite une bonne nuit de Noël. Je songe déjà aux rangements, au nettoyage... Je m’appuie contre un mur pour me reposer un peu. Je dirige mon regard vers la porte. Elle est là ! La nuit en moi me fige. Elle crie : « Reste, tu ne vas tout de même pas perdre la face devant elle. Détourne la tête !! ». Le rayon de soleil me murmure : « Va, c'est là que tu trouveras la paix ». Je m’arrache littéralement du mur contre lequel je suis appuyée. Je n'ai pas du tout envie de bouger, c'est dur, lourd. Je traine mon corps en avant. Comme c’est difficile ! Je la regarde bien en face, je cherche un peu de lumière dans mon cœur, j'y puise un sourire et j’avance vers elle. Je lui souhaite la bienvenue et un joyeux Noël.
Son visage stupéfait me montre qu'un nouveau chemin s'ouvre pour mo
i.

Ce soir-là, je me suis couchée détendue. Et j'ai bien dormi. Oh, la nuit en moi est revenue souvent à la charge pendant un certain temps, à me dire des horreurs, à me pousser dans le dos. Mais je répondais : « J'ai pardonné. C'est fini ». Et la paix venait. Les chaînes étaient tombées. Plus de haine, plus de pensées de meurtre. J’expérimentais une nouvelle liberté. Le pardon m’a délivrée.

J’ai ainsi fait l’expérience de la haine et celle du pardon. J’étais sortie de la spirale de haine qui me détruisait mais je ne dormais pas vraiment mieux. Je me réveillais souvent en étouffant avec l’impression que quelque chose était dans ma chambre. Je devais allumer, le cœur battant, et parfois je me rendormais avec la lumière.

Devenue étudiante et habitant dans une grande ville loin de ma famille, j’ai pris l’habitude de sortir le soir. J’allais aux concerts, voir des pièces de théâtre, danser en discothèque, boire un verre dans un bar. Il m’est arrivé fréquemment de renter au petit matin. Je n’avais peur de rien ni de personne. Je sentais une force en moi, une capacité de violence qui me rassurait malgré tout. J’avais encore parfois cette envie qu’un homme m’agresse pour pouvoir le taper de toutes mes forces. Il ne m’est rien arrivé. A peine un exhibitionniste que Joëlle, ma cousine et moi avons fait fuir avec nos moqueries criées à travers la route. Une nuit à Athènes de nouveau avec Joëlle, nous avions été suivies par deux hommes alors que nous errions à la recherche de notre hôtel. Cela devenait angoissant mais notre hôtel est soudain providentiellement apparu devant nous. J’allais sans souci dans l’appartement d’un inconnu boire des verres toute une nuit à Paris avec une amie. Je faisais de l’autostop sans aucune crainte. Je sentais en moi une louve prête à attaquer et je me sentais forte.
 
Avec des copains, nous nous sommes mis à jouer au pendule. Cela semblait très innocent, nous le faisions avec un sachet de thé. Et c’était assez rigolo de voir comme il obéissait dans ma main. Mes copains cachaient un objet sous une tasse retournée parmi d’autres et je devais deviner sous quelle tasse. Le sachet se mettait à bouger très fort sous la bonne tasse. Un ami et moi pouvions faire de la télépathie. Il pensait à une carte à jouer et je devinais laquelle en la voyant dans ma pensée. Tout cela était assez bon enfant. Rien de très spectaculaire. Ce n’était que des jeux à mes yeux. Mais je marchais dans l’ésotérisme, en réalité. Je continuais à prier le Notre Père le soir et à m’identifier comme chrétienne. D’ailleurs, j’avais commencé à chanter dans le groupe liturgique de mes parents.
 
A force d’animer des messes, de confession réformée, le catholicisme m’a attiré. Pas le pape, la hiérarchie ou les rituels, non, mais le sens du sacré. Je me rappelle du premier Vendredi Saint que j’ai passé dans une église, après avoir mangé la Pâque selon le rite juif. C’était dans le cadre d’une retraite pascale organisé par une église catholique. La mort de Jésus m’a remuée en profondeur. Une émotion étonnante et inattendue m’a saisie. Je me suis retrouvée en larmes à l’évocation de Sa souffrance sur la croix. Cela ne répondait pas à une de mes questions importantes qui était : « Pourquoi Jésus est mort pour nous ? ». Ça, je n’arrivais pas à le saisir. A mes yeux, je n’avais jamais rien fait de mal, comme beaucoup de gens d’ailleurs, donc pourquoi Jésus devait-il mourir pour moi ? Je trouvais cela un peu disproportionné. Par contre, il y avait une dimension dans la mort de Jésus qui me touchait en profondeur. Je pressentais une intolérable injustice, un scandale immense et quelque chose d’énorme, de fou.