Le champ
Alfonso était accroupi. Autour de ses grosses chaussures de cuir, il voyait la terre qu’il avait retournée. Elle séchait déjà un peu. Il plongea ses doigts dans le creux d’une rainure. C’était humide et froid. Il prit un peu de terre dans sa main. Il en resta collé sur le bout de ses doigts. Et du sombre dessinait ses ongles. Il huma cette poignée. Ça sentait la pierre chaude et l’écorce écrasée. De l’autre main, il triait, malaxait entre le pouce et l’index. Il huma encore. C’était beau cette poignée de terre dans le pli de cette main. Les sillons profonds, les cales dans la paume racontaient sa vie de paysan. Il se sentit fier.
Toujours accroupi, il posa un genou au sol. Se baissant, il joua un moment avec la terre, en croûte sèche dessus et fraîche à l’intérieur. A travers le tissu, l’humidité gagna le genou. Il se redressa en frottant d’une main lourde le pli de son pantalon. Il fit un peu bouger ses épaules, posa ses mains sur ses reins, se tira en arrière, s’étira, fit rouler sa nuque. Il était solide Alfonso. Il était bien campé dans sa cinquantaine. Mais là, il avait retourné le champ. Il se sentait fourbu, les épaules pesantes.
Il regarda autour de lui. Il n’y avait que le bruit des bêtes aux alentours. Ce silence vivant, comme il aimait, faisait qu’il n’était jamais parti de Lugnano. A chaque instant, il avait l’impression de redécouvrir sa terre. Aujourd’hui, elle était un bord de mer. Cette teinte pâle semblable à du sable lui donnait l’impression d’entendre un ressac et d’avaler de l’air salé.
Les messieurs de Sienna étaient venus la veille. Ils voulaient ce champ. Celui-là, pas un autre. Mais lui, ce champ, il y était attaché. C’était le premier champ que son père lui avait montré en lui disant : « Tu vois, mon fils, sur ce champ-là tu vas transpirer. Tu auras l’impression parfois que les cailloux y poussent. Il y aura la chaleur, la sueur dans les yeux. Il y aura la pluie qui vient trop tôt ou trop tard. Et tous ces oiseaux affamés. Mais, ce champ, mon fils, c’est le plus précieux. Garde-le. Même si tu dois tout vendre, garde celui-là. Et tu le donneras à ton fils. Comme mon père me l’a donné, après l’avoir reçu de son père. »
Alors, Alfonso avait dit non aux messieurs de Sienna. Cela faisait déjà un moment qu’ils insistaient. Ils lui avaient téléphoné, il avait reçu des lettres avec des propositions. Et chaque fois qu’il disait non, les zéros s’ajoutaient. Mais il n’en voulait rien. Là, ils étaient venus.
Il avait juste terminé sa soupe. Parce qu’il avait entendu un moteur d’auto qui s’arrête, les portières qui claquent, les bruits de voix dehors dans la cour, le chien qui aboie, il s’était levé. Ils avaient frappé. Ils étaient rentrés. Ils s’étaient assis sans qu’il le leur ait proposé. Et ils avaient dit : « Alfonso, maintenant ça suffit. On veut le champ. Il faut que tu nous le vendes. Sinon, on doit le prendre. » Alfonso avait souri. Il avait dit : « Non, je ne vous le vendrais pas. Un autre, oui, mais pas celui-là. Si vous devez le prendre, eh bien vous le prendrez. Mais tant que je serai vivant, parce que le Seigneur veille sur moi, vous n’aurez pas ce champ. » Ces messieurs avaient échangé un regard, s’étaient levés. Le plus âgé avait dit : « Bon. Tu ne nous laisses pas le choix. » Quand ils avaient refermé la porte, Alfonso avait réalisé que le chien n’avait pas cessé de hurler depuis leur arrivée.
Alfonso n’avait même pas eu peur. Il s’en étonnait. Il repensa à ça en regardant sa terre. Il savait bien que son champ ne lui révèlerait pas son secret. Lentement, dans la fraîcheur de mars qui montait du sol, il rentra chez lui.
Il avait à peine refermé la porte que le téléphone sonna. C’était la mairie de Sienna. Au bout du fil, monsieur le maire lui-même. « Bonjour mon ami. Comment va la santé ? Je ne veux pas faire trop long. Je veux juste vous dire que nous désirons acheter un de vos champs. Nous vous offrons un bon prix. Ce champ, nous le savons, n’est pas excellent, beaucoup de cailloux. Mais il nous intéresse. C’est le premier champ de votre lot, celui vers Sienna. » Alfonso dit non. Le maire insista, longtemps, longuement, fit mille promesses, haussa la voix, supplia. Alfonso ne bougea pas. Le maire monta le prix. Les sommes devenaient folles. « Non. Un autre volontiers, mais pas celui-là ». Quand il raccrocha, il se demanda qu’est-ce que ce champ avait de tellement attirant, là, maintenant.
Quelques jours plus tard, il reçut un appel des messieurs de Sienna qui lui dirent : « Tu dois te décider d’ici demain. » « Ni aujourd’hui, ni demain. « répondit Alfonso.
Le lendemain, tôt le matin, une grande voiture s’arrêta devant chez lui. Deux messieurs avec des attachés-caisses et des lunettes sévères se présentèrent à lui. « Nous désirons votre champ, le premier depuis Sienna. » Il les fit s’asseoir, leur offrit à boire. Il avait vu tout de suite que ce n’étaient pas de ces messieurs de Sienna ni ceux de la mairie. « Voilà, nous allons bâtir un parc d’attractions, une sorte de Disney Land. Nous avons choisi de le construire là. C’est pour cela que nous désirons votre champ. Cela va être quelque chose d’extrêmement intéressant pour la région. Imaginez l’argent que les touristes vont amener, la reconnaissance de cette région par rapport à l’Italie, et même au monde, la célébrité ! » Alfonso sourit à nouveau. C’était donc ça. Ils lui firent des propositions. Des chiffres encore plus grands que ceux de ces messieurs de Sienna et ceux de la mairie. Il répondit non. Ils articulèrent des sommes bien plus énormes encore. «Non. » Ils partirent avec un regard fâché tout en essayant de garder une apparence aimable.
Ensuite, il reçut beaucoup de lettres, de téléphones, des visites d’avocats, des négociateurs. Même des amis s’y mirent. Vinrent des menaces. Alfonso ne broncha pas.
Les semaines passèrent. Puis les mois. On le laissait tranquille.
A Noël, toute la famille vint dans la ferme. Ils fêtèrent, mangèrent, entonnèrent des chants autour de la jolie crèche en bois. Ensuite, ils allèrent à la messe de minuit.
Le lendemain matin, la terre était tout dure de gel. Alfonso alla marcher dans les champs avec son aîné. Il lui dit : « Regarde ce champ, celui-là, pas un autre, celui-là. Mon fils, tu ne dois le vendre à personne. Il nous vient de nos pères. » Son fils rit. Il lui dit : « Tu sais, papa, que l’agriculture ne m’intéresse pas et que je ne vais pas reprendre la ferme. Tu le sais. Si tu me le donnes, je le vendrais. J’en tirerais un bon prix. Je pourrais mettre cet argent dans mon magasin. Vraiment, je ne peux pas respecter ta demande. » Ils retournèrent à la ferme.
A midi, juste avant le repas, Alfonso sortit avec son deuxième fils. Devant le champ, il dit : « Tu vois, mon fils, ce champ-là, il ne faudra pas le vendre. » Son fils répondit : « Mais pourquoi, papa ? J’ai entendu les propositions qu’on t’a faites. Ils m’ont contacté. Je suis content d’en parler avec toi. Je n’osais pas aborder le sujet. Tu peux te faire une grande fortune avec ça. Et en plus, avec les touristes, tu peux transformer ces champs, en faire des hôtels, des restaurants. Papa, il y a des énormes possibilités là. Je te conseille de vendre ce champ. Tu deviendras riche. Tu n’auras plus besoin de travailler la terre. Tu pourras voyager. Vends-le. Ou alors confie-le moi et je m’en occuperai. » Alfonso se sentit vieux, soudain. Fatigué.
Dans la fin de l’après-midi, quand le froid commençait à mordre, il partit avec le dernier. Ils marchèrent lentement. Son dernier revenait de France où il étudiait. Il avait un regard tout écarquillé. « Mon fils, ce champ, il ne faudra pas le vendre. » Son fils se mit à genoux. Il posa ses mains sur la terre. Il en prit un morceau, le porta au nez. Il regarda son père et dit : « Il nous vient de nos pères. Je sais. Tu nous l’as dit souvent. Papa, ça sent la vie ! L’été prochain, j’aurai fini mes études et je reviendrai. Tu m’apprendras à aimer cette terre pour qu’elle donne du fruit. Ce champ, un jour, je le transmettrai à un de mes enfants. »
Ils étaient tous repartis après des embrassades, des bénédictions et de vœux pour la nouvelle année. Alfonso avança à pas lents vers le champ. Il resta là, les pieds solidement plantés dans sa terre. Le soir tombait doucement. Quelques oiseaux chantaient encore. L’air immobile gardait des effluves de broussailles froissées. La silhouette massive d’Alfonso se découpait sur l’horizon orangé.
Ses épaules furent prises de secousses. Des sanglots le secouèrent. Alfonso posa ses mains sur son visage et s’essuya les yeux.
Puis, il se mit lentement à genoux.
Il éleva les bras vers le ciel et dit : « Merci »