Le Crete
Novembre a drapé la terre d’une épaisse couche de brouillard. La cime des arbres est floue. Dans la chambre, on dirait que la brume est venue s’installer. Tout est un peu éteint. Il y a comme une humidité qui fait frissonner. C’est terne. L’après-midi amène déjà une promesse de nuit.
Dans la chambre il y a un lit, grand, une commode de bois ancien, une chaise, une belle table, travaillée avec soin, quelques lampes. Dans un coin, un mouvement. C’est alors qu’on voit qu’il y avait là un fauteuil bas duquel un homme se lève. Depuis quand est-il là, assis dans le jour qui s’étiole ? Il s’avance jusqu’à la commode et allume une lampe en verre opaque sur lequel sont dessinées de délicates fleurs rouges.
Une teinte chaude se jette contre les murs. L’homme caresse le bois patiné de la commode. Son regard se promène lentement dans la pièce, puis s’immobilise. L’homme va vers le lit. Il s’assoit et regarde avec attention quelque chose posée là. On voit une brillance, un velours. Oui, c’est cela, un velours dans des bruns chauds, strié de marron, de reflets d’écureuil. Un velours qui fait des plis sur lesquels danse la lumière de la lampe. L’homme y fait glisser sa paume tout lentement, délicatement, puis le bout de ses doigts. Avec ses ongles, il va chercher le velouté et faire changer les nuances. Il y a aussi un liseré de soie, vert dense. La main joue un moment à glisser sur la soie, à revenir dans les bruns. L’homme a fermé les yeux. Seuls ses doigts vivent. Ils passent du vert aux bruns, velours, soie…
L’homme s’assoit un peu mieux, une jambe repliée sur le lit. Il prend le tissu, l’élève devant lui. C’est une robe. Il la repose sur le duvet en lui écartant les bras. Il étire la jupe. Le vert, c’est une ceinture. L’homme se penche, il pose son visage dans les plis de velours. On dirait un jeune chien. Ensuite, il couche sa joue sur la jupe, glisse ses mains sous la ceinture. Il s’étend complètement sur le lit. Et ne bouge plus. Il a les yeux ouverts.
Il fait nuit dehors lorsqu’un bruit casse le vide. D’abord, l’homme ne bouge pas, comme s’il n’avait rien entendu. Mais la stridence se répète. L’homme se lève lentement dans un geste d’arrachement. Il ouvre la porte, le dos un peu voûté. A pas lents, il longe le corridor.
- Allô.
- Allô, mon amour, c’est moi. Je vais rentrer demain. On n’a plus besoin de moi ici. Que ces semaines m’ont paru longues, mon amour, comme elles m’ont parues longues ! Et toi ?
- J’ai cru devenir fou.
Sa propre voix le fait sursauter. Elle est toute fissurée. Alors, il répète, un peu plus fort, en tentant d’offrir un sourire :
- J’ai cru devenir fou.
Lorsqu’il raccroche, sa main reste immobile sur le téléphone. Puis, il le met dans sa poche et reste les bras ballants. Il regarde l’horloge, elle égraine les secondes d’une note lasse. Il soupire, tourne en rond. Il passe devant la bibliothèque, lit des titres, secoue la tête, s’éloigne. Il regarde l’horloge. Il pleure. Il frissonne et se frotte les bras. Il retourne dans la chambre et s’enveloppe les épaules de la robe.
Ses pas le ramène au salon, devant la bibliothèque. D’une main tremblante, il saisit un livre. Il l’ouvre brusquement au hasard.
« N’aie pas peur maintenant, car je suis avec toi. »[1].
Il referme le livre d’un geste sec. Il le remet dans la bibliothèque… le reprend en poussant un soupir agacé.
Il l’ouvre à nouveau comme on arrache un vêtement.
« Voici, la jeune fille vierge sera enceinte. Et elle enfantera un fils que l’on appellera Emmanuel, ce qui veut dire : Dieu est avec nous. »[2]
Il s’exclame dans un grondement : « Quoi ?! C’est quoi cette histoire ? Tu me parles ou quoi, Dieu invisible ? C’est elle qui aime ton livre, pas moi. Quand elle s’y plonge, elle sourit doucement et son regard devient insoutenable. On dirait que les pages lui donnent quelque chose que je ne pourrai jamais lui donner. Elle semble intouchable et remplie de secrets qui la rendent heureuse. Je me sens vulnérable et petit devant cela. Que lui offres-tu ? Et que te donne-t-elle ? Je suis en manque d’elle à tel point que j’ai cru perdre la raison et mourir. Et toi, que fais-tu ? Tu me dis de ne pas avoir peur, que tu es avec moi.
Avec moi ? Où étais-tu dans les heures de misère de ma vie ? Où étais-tu dans mes moments de gloire ? Je suis né seul et je mourrai seul, c’est ça la vérité. Regarde-moi qui pérore tout seul maintenant… J’ai l’air stupide. »
Il enlève la robe de ses épaules et la pose délicatement sur un fauteuil.
« Je l’aime plus que tout, plus que le monde entier, plus que toi. Si elle me quittait, je perdrais ma seule raison de vivre. J’ai besoin d’elle ! Mais j’ai peur que mon besoin l’étouffe…« Dieu avec nous » parait-il. Cela me sert à quoi si je l’ai, elle ? Pourquoi serais-tu là, toi ? Pour quoi ? Et pourquoi ce soir ? J’aurais eu éventuellement besoin de toi pendant son absence. Mais elle revient demain. Alors, pourquoi maintenant ? Cela fait des semaines que je crève de silence. Tu arrives trop tard. Demain, je n’aurai plus besoin de toi. »
Il pose le livre et entre dans la cuisine. Il boit un verre d’eau. Il revient au salon.
« Il fait chaud tout d’un coup ici. Pourquoi est-ce que je parle à haute voix ? Pourquoi est-ce que je te parle ? Peut-être que je suis devenu fou ? Sinon, pourquoi est-ce que cela me devient presque égal qu’elle rentre demain ? Qu’est-ce que tu réponds à ça, hein ? As-tu encore quelque chose à me dire ? ».
Nerveusement, il s’empare du livre et l’ouvre lentement.
« Et sachez-le : je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. »[3]
Il s’assoit sur le canapé et se met à lire.
Le lendemain, elle entrera et le trouvera en train de lire.
Elle lui dira : « Je suis désolée de t’avoir laissé si longtemps seul ».
Il répondra dans un sourire : « Je n’étais pas seul ».
[1] Esaïe 41 :10
[2] Matthieu 1 :23
[3] Matthieu 28 :20