Toute la nuit
Depuis, le village, si on regardait du côté de la forêt, à gauche du rocher fendu, on voyait une maisonnette de bois. Elle était accrochée là, comme si un géant avait voulu jeter une poignée de maisons et qu’une était tombée plus tôt de sa main, par mégarde.
On y distinguait une lumière tout la nuit, toutes les nuits.
Depuis longtemps, elle servait de repère au village. Lorsqu’il faisait trop noir, on se dirigeait en fonction de la lumière du Père Robert.
Il n’avait jamais été père, le Père Robert. Il avait 60 ans, le visage chiffonné, une masse de cheveux blancs coupés au couteau. Il portait un pantalon bleuâtre raidi de bouse et une veste de vacher. Ses gestes devenaient plus gauches, ses doigts plus tordus, mais il avait encore de la poigne.
Si on montait dans le coin, on pouvait le voir s’asseoir devant sa maison sur un tronc renversé. Il appuyait son dos contre le mur, sortait sa pipe et la bourrait attentivement.
Eclat de souffre et la bouffée signalait le temps du repos. Ça grésillait et il tassait la cendre avec son petit doigt. Celui de la main gauche qui était tout noirci, dur et calleux.
Quelques sons clairs signalaient Myrtille et Acacias, les deux vaches. Elles étaient là pour le lait et sans doute pour les tapotements sur les flancs chauds, pour leur haleine d’herbe et de foin.
Avant, il y avait le chien. Il n’avait pas de nom, c’était « le chien » et il répondait au coup de sifflet. Il n’aboyait jamais. Mais, un matin de printemps, il ne s’est plus étiré dans la flaque de soleil. Il est resté mou dans les bras du Père Robert. Il a été enterré près du rocher fendu.
Depuis le village, on entendait soudain des tac-tac-tac. On savait alors que le Père Robert coupait son bois. Il était encore capable de tenir sa hache au-dessus de sa tête, de la planter juste au milieu de la bûche.
Il prenait appui sur ses jambes un peu arquées et semblait prendre plaisir à sentir les muscles de ses bras se tendre, ses épaules se serrer et, au bout de l’élan, goûter le choc et le relâchement.
Sa provision de bois pour l’hiver, il la commençait un peu plus tôt chaque année. Les piles jusqu’au bûcher s’allégeaient. Il devait taper deux ou trois fois sur certaines bûches.
Tous les mardis, il descendait au village avec son vélomoteur. Il lui arrivait d’amener des fromages qu’il vendait à la laiterie. De toute façon, il allait à la poste puis au petit magasin. Là, il choisissait, payait, sortait, poli mais presqu’invisible.
Le Père Robert, tout le village le connaissait. Chacun le saluait mais ensuite se détournait. Du Père Robert on n’entendait plus que ses « bonjour », « s’il vous plaît » et « merci ». Le reste n’était que des gestes, des mimiques, des sons. Il réussissait à se faire comprendre pour l’essentiel.
Pour le superflu, cela n’avait pas d’importance, cela n’avait plus d’importance.
Alors que du temps de Jeanne…
On parlait peu du Père Robert au village. On parlait de la lumière la nuit. On inventait des anecdotes de contrebande ou de sorcellerie. A trop raconter, certains soirs arrosés, on se groupait à quatre ou cinq et on montait. On guignait par les carreaux en retenant son souffle, en étouffant ses rires et on ne voyait rien. Rien qu’une bougie allumée au centre de la table. On distinguait les deux bancs, le fourneau, quelques bûches. De vieux fauteuils étonnaient avec leurs restes de napperon brodé à la hauteur de la nuque. Quelques cadres dont on ne captait que le reflet de la flamme sur le verre. Au fond, vaguement, un lavabo de pierre, un seau.
Près du fourneau, des cannes étaient pendues. Quelques cordes troublaient l’arrête de la porte.
S’il était encore tôt, on pouvait voir le Père Robert assit à table, les mains sur les genoux, le dos droit, immobile.
Certains disaient qu’il faisait des incantations. Il pouvait rester longtemps comme ça.
Moi, je croyais qu’il attendait.
Moi, depuis tout gamin, chaque soir, je regardais la lumière. Je me suis toujours dit : « Lorsque j’aurai vingt ans, j’irai frapper à sa porte ».
Moi, je suis né dans un chou. C’est le patron qui le dit. Paraît qu’on m’a trouvé dans une ornière de son champ. Sa femme et lui m’ont élevé et pris comme valet.
Quand j’étais môme, on était toute une bande à courir dans les bois. En grandissant, j’ai remarqué qu’il y en avait qui montaient en cachette vers la maison du Père Robert.
Très vite, j’ai voulu monter avec eux le soir pour regarder à travers sa fenêtre.
La première fois, j’ai eu si peur que j’ai fermé les yeux. Les autres demandaient : « Tu vois ? ». Et je répondais : « Oui, oui ». Puis, les fois d’après, j’ai osé ouvrir les yeux. J’ai vu la bougie, le Père Robert assis. Il arrivait qu’il soit déjà dans sa chambre et qu’on voie une lueur sous la porte. Quand il ne restait que la bougie allumée sur la table, c’est qu’il dormait.
D’abord, j’ai ri avec les autres de le voir dans cette posture ridicule. Puis, au fil des virées, j’ai observé son visage. Il n’était pas hagard, il n’avait rien de figé. Il était palpitant, ouvert. A le regarder, j’ai vu des lueurs de joie dans ses yeux. Ses joues s’empourpraient fugacement. J’ai même vu un fin sourire s’esquisser une fois. Il a fallu bien des visites derrière la vitre pour réaliser qu’il fixait toujours la porte d’entrée.
Au village, quelques rares fois, on parlait de Jeanne. Ce n’était pas la Jeanne, comme on dit la Marthe ou la Ginette. C’était Jeanne. On en disait peu de choses sinon qu’il y a longtemps, elle avait été avec le Père Robert. Il s’appelait Robert à cette époque.
Ils habitaient la maisonnette. Ils riaient beaucoup. Lorsqu’ils descendaient au village, il avait la démarche dansante, ils se parlaient, ils souriaient, ils étaient beaux. Un jour, on n’a plus revu Jeanne. On a dit qu’elle était partie. Et Robert s’est tu. Il a gardé ses pantalons bouseux, même pour descendre au village. Il a dit « bonjour », « s’il vous plaît » et « merci ». Et il est devenu le Père Robert.
Moi, je l’ai connu bien plus tard. Il vivait déjà dans la croûte des mêmes gestes. Plus je le voyais assis, plus cela me devenait pénible, Combien de fois ai-je espéré le voir faire un mouvement inattendu, dire un mot de plus ?
La lumière, la nuit, est devenue un cri.
Ça s’est passé brusquement. A le regarder face à la porte, j’ai pensé à Jeanne. Et j’ai eu mal de son mal.
J’ai refusé depuis ce soir-là de monter avec les autres.
Mais cette lumière, la nuit, a pris de l’importance. Elle disait quelque chose. Cela m’obsédait. Qui ? Pourquoi ? Jusqu’à quand ?
Chaque soir malgré moi, mes pensées se tournaient vers elle. Et lui, parfois misérablement assis, parfois minable, lâche, parfois vibrant si étrangement.
J’avais des moments de colère, puis de pitié. Le Père Robert habitait mes instants. Je ne le voyais plus et il était plus présent que jamais.
Depuis quelques jours, j’y pensais dès le lever. Je décortiquais ce que je savais de sa vie, j’imaginais… Quand j’entendais le nom de Jeanne, apparaissait une femme blonde, ronde, avec des dents blanches de rire. Une gourmande, une joyeuse. Une peau douce volontiers nue.
Elle sentait le sucré, une pastille de caramel. Puis un Robert jeune, fier, posait une main sur sa hanche. Elle levait la tête, souriait de tout son corps et caressait de sa joue le bras de Robert.
Ma gorge se serrait et des larmes frappaient mes paupières. J’enrageais.
J’avais mal de son mal. J’avais de la peine à travailler à la ferme, ces temps. J’étais distrait, je m’irritais vite, je m’isolais de plus en plus. Je me suis même entaillé un pouce avec une pince d’une maladresse qui ne me ressemblait pas. J’avais l’impression que j’étais écrasé. Je ne me contrôlais plus. Je devenais fou.
Je suis parti deux jours chez ma marraine à la ville pour fêter mes vingt ans. J’ai rencontré des gens, j’ai vu des nouveautés, mais le Père Robert était là aussi. En moi.
Je n’en pouvais plus. Il fallait qu’il se passe quelque chose. Il fallait que ça cesse. Il fallait qu’il disparaisse. Oui, que le Père Robert disparaisse. Qu’il cesse de crier !
Je suis revenu au village.
Un soir, j’ai regardé mes mains larges, fortes,… J’ai imaginé le cou maigre du Père Robert. J’ai eu un coup de chaleur.
Il a suffi de baisser la poignée de ma porte. Il faisait déjà nuit. J’ai regardé la lumière semblable à un phare. Je suis monté.
Devant la porte, j’ai eu les mains douloureuses.
J’ai frappé, je suis entré.
Il était là, assis. Exactement comme d’habitude.
Il s’est levé et il m’a dit : « C’est toi que j’attendais, mon fils ».
Son sourire a engourdi mes mains.
Il m’a offert un verre d’eau.
Nous avons parlé toute la nuit.
Depuis, ce n’est plus la porte qu’il regarde avec des lueurs de joie dans les yeux, mais moi.
Parce que tous les soirs, c’est là que je vais maintenant.
Chez mon père.
On y distinguait une lumière tout la nuit, toutes les nuits.
Depuis longtemps, elle servait de repère au village. Lorsqu’il faisait trop noir, on se dirigeait en fonction de la lumière du Père Robert.
Il n’avait jamais été père, le Père Robert. Il avait 60 ans, le visage chiffonné, une masse de cheveux blancs coupés au couteau. Il portait un pantalon bleuâtre raidi de bouse et une veste de vacher. Ses gestes devenaient plus gauches, ses doigts plus tordus, mais il avait encore de la poigne.
Si on montait dans le coin, on pouvait le voir s’asseoir devant sa maison sur un tronc renversé. Il appuyait son dos contre le mur, sortait sa pipe et la bourrait attentivement.
Eclat de souffre et la bouffée signalait le temps du repos. Ça grésillait et il tassait la cendre avec son petit doigt. Celui de la main gauche qui était tout noirci, dur et calleux.
Quelques sons clairs signalaient Myrtille et Acacias, les deux vaches. Elles étaient là pour le lait et sans doute pour les tapotements sur les flancs chauds, pour leur haleine d’herbe et de foin.
Avant, il y avait le chien. Il n’avait pas de nom, c’était « le chien » et il répondait au coup de sifflet. Il n’aboyait jamais. Mais, un matin de printemps, il ne s’est plus étiré dans la flaque de soleil. Il est resté mou dans les bras du Père Robert. Il a été enterré près du rocher fendu.
Depuis le village, on entendait soudain des tac-tac-tac. On savait alors que le Père Robert coupait son bois. Il était encore capable de tenir sa hache au-dessus de sa tête, de la planter juste au milieu de la bûche.
Il prenait appui sur ses jambes un peu arquées et semblait prendre plaisir à sentir les muscles de ses bras se tendre, ses épaules se serrer et, au bout de l’élan, goûter le choc et le relâchement.
Sa provision de bois pour l’hiver, il la commençait un peu plus tôt chaque année. Les piles jusqu’au bûcher s’allégeaient. Il devait taper deux ou trois fois sur certaines bûches.
Tous les mardis, il descendait au village avec son vélomoteur. Il lui arrivait d’amener des fromages qu’il vendait à la laiterie. De toute façon, il allait à la poste puis au petit magasin. Là, il choisissait, payait, sortait, poli mais presqu’invisible.
Le Père Robert, tout le village le connaissait. Chacun le saluait mais ensuite se détournait. Du Père Robert on n’entendait plus que ses « bonjour », « s’il vous plaît » et « merci ». Le reste n’était que des gestes, des mimiques, des sons. Il réussissait à se faire comprendre pour l’essentiel.
Pour le superflu, cela n’avait pas d’importance, cela n’avait plus d’importance.
Alors que du temps de Jeanne…
On parlait peu du Père Robert au village. On parlait de la lumière la nuit. On inventait des anecdotes de contrebande ou de sorcellerie. A trop raconter, certains soirs arrosés, on se groupait à quatre ou cinq et on montait. On guignait par les carreaux en retenant son souffle, en étouffant ses rires et on ne voyait rien. Rien qu’une bougie allumée au centre de la table. On distinguait les deux bancs, le fourneau, quelques bûches. De vieux fauteuils étonnaient avec leurs restes de napperon brodé à la hauteur de la nuque. Quelques cadres dont on ne captait que le reflet de la flamme sur le verre. Au fond, vaguement, un lavabo de pierre, un seau.
Près du fourneau, des cannes étaient pendues. Quelques cordes troublaient l’arrête de la porte.
S’il était encore tôt, on pouvait voir le Père Robert assit à table, les mains sur les genoux, le dos droit, immobile.
Certains disaient qu’il faisait des incantations. Il pouvait rester longtemps comme ça.
Moi, je croyais qu’il attendait.
Moi, depuis tout gamin, chaque soir, je regardais la lumière. Je me suis toujours dit : « Lorsque j’aurai vingt ans, j’irai frapper à sa porte ».
Moi, je suis né dans un chou. C’est le patron qui le dit. Paraît qu’on m’a trouvé dans une ornière de son champ. Sa femme et lui m’ont élevé et pris comme valet.
Quand j’étais môme, on était toute une bande à courir dans les bois. En grandissant, j’ai remarqué qu’il y en avait qui montaient en cachette vers la maison du Père Robert.
Très vite, j’ai voulu monter avec eux le soir pour regarder à travers sa fenêtre.
La première fois, j’ai eu si peur que j’ai fermé les yeux. Les autres demandaient : « Tu vois ? ». Et je répondais : « Oui, oui ». Puis, les fois d’après, j’ai osé ouvrir les yeux. J’ai vu la bougie, le Père Robert assis. Il arrivait qu’il soit déjà dans sa chambre et qu’on voie une lueur sous la porte. Quand il ne restait que la bougie allumée sur la table, c’est qu’il dormait.
D’abord, j’ai ri avec les autres de le voir dans cette posture ridicule. Puis, au fil des virées, j’ai observé son visage. Il n’était pas hagard, il n’avait rien de figé. Il était palpitant, ouvert. A le regarder, j’ai vu des lueurs de joie dans ses yeux. Ses joues s’empourpraient fugacement. J’ai même vu un fin sourire s’esquisser une fois. Il a fallu bien des visites derrière la vitre pour réaliser qu’il fixait toujours la porte d’entrée.
Au village, quelques rares fois, on parlait de Jeanne. Ce n’était pas la Jeanne, comme on dit la Marthe ou la Ginette. C’était Jeanne. On en disait peu de choses sinon qu’il y a longtemps, elle avait été avec le Père Robert. Il s’appelait Robert à cette époque.
Ils habitaient la maisonnette. Ils riaient beaucoup. Lorsqu’ils descendaient au village, il avait la démarche dansante, ils se parlaient, ils souriaient, ils étaient beaux. Un jour, on n’a plus revu Jeanne. On a dit qu’elle était partie. Et Robert s’est tu. Il a gardé ses pantalons bouseux, même pour descendre au village. Il a dit « bonjour », « s’il vous plaît » et « merci ». Et il est devenu le Père Robert.
Moi, je l’ai connu bien plus tard. Il vivait déjà dans la croûte des mêmes gestes. Plus je le voyais assis, plus cela me devenait pénible, Combien de fois ai-je espéré le voir faire un mouvement inattendu, dire un mot de plus ?
La lumière, la nuit, est devenue un cri.
Ça s’est passé brusquement. A le regarder face à la porte, j’ai pensé à Jeanne. Et j’ai eu mal de son mal.
J’ai refusé depuis ce soir-là de monter avec les autres.
Mais cette lumière, la nuit, a pris de l’importance. Elle disait quelque chose. Cela m’obsédait. Qui ? Pourquoi ? Jusqu’à quand ?
Chaque soir malgré moi, mes pensées se tournaient vers elle. Et lui, parfois misérablement assis, parfois minable, lâche, parfois vibrant si étrangement.
J’avais des moments de colère, puis de pitié. Le Père Robert habitait mes instants. Je ne le voyais plus et il était plus présent que jamais.
Depuis quelques jours, j’y pensais dès le lever. Je décortiquais ce que je savais de sa vie, j’imaginais… Quand j’entendais le nom de Jeanne, apparaissait une femme blonde, ronde, avec des dents blanches de rire. Une gourmande, une joyeuse. Une peau douce volontiers nue.
Elle sentait le sucré, une pastille de caramel. Puis un Robert jeune, fier, posait une main sur sa hanche. Elle levait la tête, souriait de tout son corps et caressait de sa joue le bras de Robert.
Ma gorge se serrait et des larmes frappaient mes paupières. J’enrageais.
J’avais mal de son mal. J’avais de la peine à travailler à la ferme, ces temps. J’étais distrait, je m’irritais vite, je m’isolais de plus en plus. Je me suis même entaillé un pouce avec une pince d’une maladresse qui ne me ressemblait pas. J’avais l’impression que j’étais écrasé. Je ne me contrôlais plus. Je devenais fou.
Je suis parti deux jours chez ma marraine à la ville pour fêter mes vingt ans. J’ai rencontré des gens, j’ai vu des nouveautés, mais le Père Robert était là aussi. En moi.
Je n’en pouvais plus. Il fallait qu’il se passe quelque chose. Il fallait que ça cesse. Il fallait qu’il disparaisse. Oui, que le Père Robert disparaisse. Qu’il cesse de crier !
Je suis revenu au village.
Un soir, j’ai regardé mes mains larges, fortes,… J’ai imaginé le cou maigre du Père Robert. J’ai eu un coup de chaleur.
Il a suffi de baisser la poignée de ma porte. Il faisait déjà nuit. J’ai regardé la lumière semblable à un phare. Je suis monté.
Devant la porte, j’ai eu les mains douloureuses.
J’ai frappé, je suis entré.
Il était là, assis. Exactement comme d’habitude.
Il s’est levé et il m’a dit : « C’est toi que j’attendais, mon fils ».
Son sourire a engourdi mes mains.
Il m’a offert un verre d’eau.
Nous avons parlé toute la nuit.
Depuis, ce n’est plus la porte qu’il regarde avec des lueurs de joie dans les yeux, mais moi.
Parce que tous les soirs, c’est là que je vais maintenant.
Chez mon père.